La dette, un prétexte usé pour justifier une politique d’austérité

La tarte à la crème : “la France est endettée donc il faut diminuer les dépenses… “. Voilà le refrain que l’on entend depuis des décennies de la part des libéraux de tous bords qui sont au pouvoir. Non, il faut au contraire augmenter les dépenses – sauf les dépenses militaires bien sûr – pour le social, pour la santé, pour l’éducation. Alors nous allons augmenter la dette disent ils. C’est oublier, volontairement, que pour équilibrer un budget on peut jouer aussi sur les recettes ! Par exemple taxer les profits, taxer les dividendes, arrêter les cadeaux aux gros capitalistes, lutter contre l’évasion fiscale… 
Quant au coût de la dette, c’est à dire à l’intérêt exorbitant payé aux banques privées, il faut revenir à un rôle de banques centrales. La BCE obéit aux règles fixées par l’Union Européenne dans une visée ultralibérale. Il faut se débarrasser de ces règles aberrantes. On y reviendra sûrement lors des débats au moment des élections européennes. Sortir de ce carcan.

Un échange intéressant ci-dessous :

table ronde réalisée par Clothilde Mathieu dans L’Humanité des Débats du 15 décembre 2023, avec (1) auteur de la Dette à perpète ? (le Temps des cerises)

 

La parenthèse du Covid est définitivement fermée. Le budget 2024, actuellement débattu au Parlement, acte le changement de cap. Avec une dette publique de plus de 3 000 milliards d’euros, le gouvernement veut rétablir les finances publiques, assure le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire. Avec la hausse des taux d’intérêt, la charge de la dette s’alourdit et deviendrait, en 2027, le premier poste de dépenses du pays, devant l’éducation ou l’armée.

Si l’agence de notation financière Standard and Poor’s n’a pas sanctionné la France, Bruxelles menace et le débat sur le sérieux budgétaire revient sur le devant de la scène. Le ministre promet des économies, des réformes structurelles. L’an prochain, les dépenses de l’État vont baisser, pour la première fois depuis 2015, de 16 milliards d’euros. Après les retraites, l’exécutif promet de s’en prendre désormais à l’assurance-chômage des seniors.

Le projet de loi de finances 2024 entre dans sa dernière phase. Si l’agence de notation Standard and Poor’s a maintenu sa note pour la dette française, Bruxelles peut, de son côté, lancer une procédure pour déficit excessif en juin. Le budget 2024 est-il crédible et sincère ?

Benoit Mournet
La France accuse un déficit de fonctionnement de l’État de 170 milliards d’euros. Avec 3 000 milliards de dette publique, les intérêts de la dette ont dépassé les 50 milliards d’euros et devraient atteindre les 75 milliards d’euros en 2027, en raison du volume d’emprunts mais surtout de l’augmentation des taux d’intérêt. Comme nous ne souhaitons pas réaliser des économies sur l’hôpital, sur la police, sur la justice ou encore sur l’école, nous avons fait le choix de conduire cette réforme des retraites.

Cette réforme, très difficile, nous permet de ne pas encore aggraver la situation et de rester sous les 5 % de déficit public. Cette réforme, nous ne l’avons pas faite par plaisir mais parce que l’État emprunte sur les marchés financiers. Nous ne pouvions pas risquer de voir la note de la France se dégrader. Cela aurait été extrêmement délicat et impactant sur le volume de la dette et le montant des taux d’intérêt que nous payons.

Eric Bocquet
Ce budget va sortir avec un déficit public de 144 milliards d’euros, mais cela dure depuis cinquante ans. Le dernier budget équilibré de notre pays date de 1973. À l’époque, l’excédent budgétaire était de 0,2 % du PIB. La dette d’aujourd’hui est le résultat de ces déficits cumulés. Et, chaque année, l’État paie les intérêts aux marchés financiers privés.

La France est comme un hamster dans sa roue, condamné à faire des efforts pour rembourser sa dette indéfiniment. D’autant que les trois quarts des intérêts dus sont liés à des titres de dettes indexés sur l’inflation. Ce qui mécaniquement a généré un volume d’intérêts plus important.

Sous François Hollande, la France a perdu son triple A. Depuis, la vie s’est poursuivie sans embûche. Pourtant, les discours anxiogènes ont continué. À l’époque des gilets jaunes, sur le budget 2019, ce même discours récurrent était déjà là, tenu par le même Bruno Le Maire. Le ratio de la dette était alors de 90 %. Quelques mois plus tard, avec le Covid, celui-ci a franchi le seuil des 100 % pour s’établir, en six mois, à 117 %. La dette est, en réalité, un sujet politique et non pas un sujet strictement budgétaire, comptable, arithmétique.

À quoi sert la dette publique aujourd’hui ?

Benoit Mournet : Il faut distinguer la bonne dette, celle qui consiste à protéger les emplois, à protéger les Français contre par exemple les prix de l’énergie, avec le bouclier tarifaire, ou en période de crise, de ralentissement de l’économie en jouant son rôle d’amortisseur, notamment au travers de la Sécurité sociale. Celle qui permet d’investir, comme c’est le cas avec le plan « France Relance », pour relancer notre industrie, ou « France 2030 ».

En revanche, lorsqu’on emprunte pour payer les dépenses courantes de l’État, parce que nous n’arrivons pas à nous désendetter dans des périodes de reprise d’activité, comme c’est le cas aujourd’hui, cela est insupportable pour tout le monde. Puisque cela revient à payer des intérêts aux marchés financiers plutôt que de payer des professeurs, des infirmières, des policiers, des gendarmes. C’est ce qui en fait un sujet politique, un sujet de premier plan. La dette est l’ennemi des plus démunis, des travailleurs les plus modestes, dans la mesure où elle vient concurrencer, par les charges qu’elle génère, les autres services publics.

Éric Bocquet : La dette est utilisée comme clé de voûte pour justifier les choix politiques. La seule variable utilisée depuis des décennies est celle de la réduction de la dépense. À cause de la dette, il ne serait plus possible d’investir davantage dans les hôpitaux, à l’école ou dans le logement. L’objectif du gouvernement est de réduire les dépenses publiques de 16 milliards d’euros.

Dans ce même budget, la France devrait emprunter 285 milliards d’euros, après 270 milliards d’euros l’an dernier. Un record. Comment voulez-vous convaincre que ce budget va servir au désendettement ? Ces chiffres montrent que ce raisonnement ne tient pas. Le discours culpabilisateur, qui consiste à dire que nous vivons au-dessus de nos moyens, que la France n’a plus les possibilités de financer son modèle social, n’est plus tenable… Quand, en quelques mois, nous avons pu augmenter notre dette de 400 milliards d’euros. La question qu’il faut se poser, c’est dans quelle société nous voulons vivre ? L’argent n’est pas jeté par les fenêtres. Il finance notre modèle social.

Quels sont les leviers qui permettraient de sortir du cycle infernal de la dette qui nourrit la dette ?

Benoit Mournet : Il existe deux leviers : celui des dépenses et celui des recettes. Le problème est que nous sommes les vice-champions du monde des prélèvements obligatoires et les champions du monde de la dépense publique. Nous avons peu de marges de manœuvre. En revanche, il est possible dans notre économie de jouer sur la quantité de travail.

C’est le sujet sur lequel nous nous sommes attaqués frontalement avec la bataille du plein-emploi. Une bataille difficile puisqu’il s’agit de ramener dans l’emploi des personnes qui ne sont pas forcément employables directement, parce qu’elles n’ont pas les qualifications. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la réforme des retraites. Elle vise à augmenter l’emploi des seniors dans notre économie.

Ensuite, je crois beaucoup à la qualité et à l’efficience de la dépense publique. L’autre levier est celui des recettes. Le gouvernement a baissé le taux de l’impôt sur les sociétés mais le rendement a augmenté. Les recettes fiscales de l’État représentent 330 milliards d’euros, en hausse de 4 milliards par rapport à la prévision initiale.

Éric Bocquet : Le levier des recettes a toujours été négligé au prétexte qu’il ne faudrait pas augmenter l’impôt. Emmanuel Macron, dès son arrivée à l’Élysée, a mis en place le prélèvement forfaitaire unique, une taxation limitée à 30 % des dividendes. Soit 5 milliards d’euros de recettes en moins par an.

Globalement, il existe 462 niches fiscales dans ce pays pour un coût total de 94,2 milliards d’euros. Je ne dis pas qu’il faut toutes les supprimer, mais il y a besoin d’un inventaire, d’un état des lieux pour trier celles qui sont effectivement efficaces. Beaucoup n’ont pas été évaluées depuis plus de dix ans, malgré les engagements pris dans les lois de finances successives. Une autre piste est celle des aides publiques en direction du monde économique. Elles ont atteint le chiffre astronomique de 150 milliards d’euros.

Les marges de manœuvre existent, elles découlent encore une fois d’un choix politique. Cela s’appelle le partage des richesses. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’endettement de la France était de 160 % du PIB. Trente ans plus tard, il était descendu à 20 %. Nous n’avons pas réduit la dette en réduisant les dépenses publiques, mais en investissant dans les infrastructures, dans les services publics, par la croissance.

Vous avez tous les deux pointé les conséquences du mode de financement des États par les marchés financiers. N’existe-t-il pas d’autres solutions ?

Éric Bocquet : Jusque dans les années 1970, la France faisait appel à un système qui s’appelait le circuit du Trésor. Selon lequel les banques commerciales privées avaient l’obligation d’acheter une certaine quantité de titres de dette publique à un taux fixé par l’État lui-même. La Banque de France pouvait également refinancer l’État pour des montants maximaux approuvés par le Parlement. En d’autres termes, les citoyens pouvaient se financer eux-mêmes.

Avant de décider, dans les années 1980, dans un mouvement mondial, d’aller sur les marchés. Cette décision a complètement changé notre logiciel de gestion de la société. Au Japon, la dette représente 266 % du PIB. Et cela n’inquiète personne. La raison est simple ; 90 % à 95 % de la dette publique sont détenus par les Japonais. Ils sont souverains et ne subissent aucune pression des marchés financiers ou des agences de notation.

Avec une dette avoisinant les 150 % du PIB, les États-Unis ont inventé un outil : le plafond de la dette. Dès qu’il est atteint, pour éviter la panique, les parlementaires sont appelés à le relever. Depuis sa création, il a été activé 75 fois. Tout cela pour dire qu’une dette se gère.

Benoit Mournet : En France, nous avons une épargne qui dépasse d’ailleurs les volumes de la dette. Si bien qu’en théorie, s’il fallait rembourser tout de suite la dette de la France, en mettant sur la table le patrimoine des ménages, cela serait possible. Cela pose une vraie question. Pourquoi passer par les marchés financiers ? Tout simplement parce que c’est moins cher. Cela permet d’optimiser dans la durée les charges d’intérêt.

Dans la dernière période, nous avons bénéficié de taux d’intérêt négatifs. Une absurdité économique, mais nous aurions eu tort de nous en priver. Sans l’échelle européenne, si la France était totalement indépendante de la gestion de sa dette publique, les taux d’intérêt seraient beaucoup plus élevés.

Éric Bocquet : L’épargne des Français tous produits confondus représente 5 950 milliards d’euros. Soit deux fois le montant de notre dette. Pourquoi ne pourrait-on pas imaginer, comme le font les Japonais, que les Français puissent eux-mêmes acheter de la dette française ? Les épargnants français aiment la sécurité, c’est ce que démontre le succès du livret A qui ne se dément pas, même quand le taux d’intérêt est très faible.

Pendant la crise du Covid, la Banque centrale européenne (BCE), qui n’a pas le droit de financer la dette des États, a su également soulager le système bancaire en rachetant sur le marché secondaire, « sur le marché de l’occasion », des titres de dette publique, sans changer les traités, ni son mandat. Entre 20 et 25 % de la dette publique française est aujourd’hui détenue par la BCE…

Avec la crise sanitaire du Covid, toutes les règles de Maastricht ont volé en éclats. Les pays de l’UE tentent en ce moment de s’accorder sur un retour à celles-ci dès 2024. Un retour aux mécanismes d’avant n’amputerait-il pas toute possibilité d’investissements massifs ?

Benoit Mournet : La législation en Europe est le résultat de négociations entre les États. Deux cultures s’affrontent. Celle des États « frugaux » du Nord, qui veulent restreindre la capacité d’emprunter, et celle des États du Sud, qui seraient plus dépensiers. Chacun se renvoyant la balle.

L’Europe a cependant bougé. Le plan de relance européen est, de ce point de vue, inédit. Pour la première fois, l’Allemagne a accepté que l’Union européenne emprunte pour financer un plan de relance de réindustrialisation. La France en a bien profité. Sur 100 milliards d’euros du plan de relance, 40 sont financés par Bruxelles.

Éric Bocquet : Cette distinction entre les États frugaux du Nord, courageux, travailleurs, sérieux, et les États dépensiers du Sud est insultante à l’endroit des pays concernés. Quel pays membre de l’Union européenne respecte les fameux 3 % de déficit et 60 % d’endettement ? L’Allemagne ? Je n’en suis même pas sûr. Si autant de pays ne respectent pas ces règles communes, alors ce sont les règles qui sont en cause.

On a un défi climatique qui va coûter des centaines de milliards d’euros. Au-delà des beaux discours, les difficultés de la COP28 montrent que la recherche de profits prend le pas sur le reste. C’est le cas en Europe construite comme un marché. Où sont les gens, les salariés, les besoins sociaux dans cet espace ? J’ai beaucoup travaillé sur l’évasion fiscale y compris au sein de l’Union européenne, où il existe de nombreux paradis fiscaux, l’Irlande, le Luxembourg, Chypre.

Pourquoi ne demande-t-on pas des comptes à nos partenaires ? L’Union européenne est une belle idée, mais elle est complètement dévoyée par des règles qui n’en sont pas et des exigences de réformes structurelles, comme celle des retraites, qui ne servent que les marchés. Ce n’est pas ce que j’appelle de la solidarité. L’Union européenne, telle qu’elle est construite aujourd’hui, désespère les peuples et nourrit les haines.

Benoit Mournet : Si vous voulez me faire dire que l’Europe politique n’est pas achevée, on le voit avec le retour des conflits au Proche-Orient et à l’est de l’Europe. L’Union européenne a des difficultés à parler d’une seule voix même si on progresse. Le marché commun profite cependant à nos entreprises même s’il persiste un dumping fiscal et social. Si la question de la solidarité se pose, l’euro apparaît comme un paratonnerre vis-à-vis des marchés financiers.


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