Entre les patrons et l’extrême droite, ce ne sont plus des passerelles, mais de la porosité

Entretien Laurent Mauduit : « Entre les patrons et l’extrême droite, ce ne sont plus des passerelles, mais de la porosité »

Publié le par Les communistes de Pierre Bénite

Laurent Mauduit Journaliste et cofondateur de Mediapart

Laurent Mauduit Journaliste et cofondateur de Mediapart

 

Le glissement politique de la France vers l’extrême droite s’observe aussi dans le comportement de la droite classique, de plus en plus proche des thèses du Rassemblement national (RN). Il se voit également dans une partie de l’électorat qui n’hésite pas à lui apporter ses suffrages. Bien que le RN bute tant dans les sondages qu’aux élections, sur un plafond de verre situé à 32- 33 % ! Comment peut-il le dépasser ?

 

Le nouvel opus du journaliste Laurent Mauduit, Collaborations. Enquête sur l’extrême droite et les milieux d’affaires (La Découverte), met en évidence la bascule du patronat français vers un soutien d’abord caché puis de plus en plus affirmé au mouvement de la droite extrême.

 

Le livre dresse un constat, celui d’une porosité croissante entre les deux mondes. Et explique le changement d’attitude des élites patronales qui paraissent désormais prêtes à soutenir l’arrivée au pouvoir du RN, à collaborer pour diverses raisons bien analysées. Pas pour le meilleur. Décryptage avec Laurent Mauduit de cette nouvelle menace contre la démocratie.

 

Quel a été l’élément déclencheur de cette enquête ?

Laurent Mauduit : Il y en a eu plusieurs. D’abord, comme tout le monde, j’ai été frappé par la fin du barrage républicain du Medef pendant les élections législatives de juillet 2024. Ce barrage était déjà fragile, parce que la position du Medef, depuis longtemps, reposait surtout sur un argument économique – « Le programme du Front national, puis du Rassemblement national, est dangereux pour le pays » – et non pas politique, en défense de la démocratie. La seule exception était Laurence Parisot. Dans un petit livre paru en 2011 [Un piège bleu marine, Calmann-Lévy, NDLR], elle expliquait que l’enjeu, face à l’extrême droite, n’était pas économique, mais démocratique. Elle était déjà bien seule.

 

Le barrage économique a tenu longtemps mais, finalement, il se fissure. Le Medef accepte progressivement de rencontrer le RN, de plus en plus ouvertement, y compris au moment des élections. Officiellement, le message reste : « On ne les reçoit pas en tête-à-tête », mais la réalité est différente. J’apporte la preuve que, avant même les législatives de 2024, Patrick Martin a rencontré Marine Le Pen en secret. Alors même qu’au soir du premier tour, il posait la question en interne au syndicat patronal : « Faut-il aller au contact ? »

 

Deuxième indice : celui du déjeuner entre Henri Proglio et Marine Le Pen, qui revenait sans arrêt dans la presse. Un indice tout de même fragile : Proglio, pour avoir été puissant comme patron d’EDF et de Veolia, n’était pas le patronat à lui seul. Mais j’avais cette conviction très forte – partagée par beaucoup – que l’extrême droite n’est jamais arrivée au pouvoir dans le passé sans l’aide, ou au moins le consentement, des milieux d’affaires. Je trouvais donc utile d’aller y voir de plus près, pour vérifier s’il n’y avait pas d’autres cas derrière ce simple déjeuner.

 

Et puis mon enquête a été percutée par le séisme mondial : Trump, Milei en Argentine, Bolsonaro au Brésil… J’ai eu l’intuition que l’on vivait l’émergence d’un nouveau capitalisme libertarien, successeur du néolibéralisme, et qui s’emboîte assez facilement avec l’extrême droite. J’ai donc trouvé démocratiquement utile d’établir la nature des relations entre les grands patrons français et ce capitalisme libertarien, en regard de ce qui se passe aux Etats-Unis.

 

Tout ce maelström m’a convaincu qu’il fallait aller voir de plus près si les milieux d’affaires n’allaient pas, pour la première fois depuis Vichy, servir de marchepied à l’extrême droite.

 

Le résultat de l’enquête montre que ce rapprochement est à l’œuvre. Par quels canaux passe-t-il ?

L. M. : Il y a toujours eu des liens, parfois secrets, parfois par sympathies personnelles, entre patronat et extrême droite. Si on revient aux années 1960, le CNPF [Conseil national du patronat français, devenu Medef en 1998, NDLR] était un repère de monarchistes ! Marcel Demonque, PDG de Lafarge, vice-président du CNPF dans les années 1960, est qualifié dans une note des Renseignements généraux de « monarchiste réactionnaire ». Ambroise Roux, futur président de l’Afep (Association française des entreprises privées), allait chaque 21 janvier à la messe de commémoration de la mort de Louis XVI. Paul Huvelin, président du CNPF de 1966 à 1972, était monarchiste. François Ceyrac, président de 1972 à 1981, venait d’une famille proche de l’Action française. Et dans les années 1970, le service de presse du CNPF recrutait d’anciens militants d’extrême droite. Il y a une longue tradition de liens entre élites patronales et extrême droite, même si la presse mainstream n’en parlait pas.

 

Pour la période récente, ce qui frappe, ce sont les « rabatteurs ». Par exemple Sophie de Menthon, présidente d’Ethic, petit mouvement patronal fondé autrefois par Yvon Gattaz, aide ouvertement Marine Le Pen à établir des contacts avec les milieux d’affaires. Son bras droit, Loïk Le Floch-Prigent, jusqu’à sa mort récente, était conseiller d’Eric Zemmour. Malgré cet enracinement, Ethic reste un interlocuteur jugé fréquentable par le gouverneur de la Banque de France ou le patron de TotalEnergies, qui répondent à ses invitations. Ce ne sont donc pas seulement des passerelles : c’est de la porosité. Autrefois, le RN était infréquentable. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Il est entré dans l’ordre normal des choses.

 

Un des arguments des patrons consiste à dire : « Quand le RN fait 30 %, ça veut dire que 30 % de mes clients, salariés, fournisseurs votent pour lui. Je ne peux pas faire comme si ce parti n’existait pas. »

L. M. : L’argument paraît solide, mais il est fragile. Que les entreprises restent neutres, pourquoi pas. Mais que les dirigeants se taisent, c’est problématique. En 2002, quand Jean-Marie Le Pen est au second tour de l’élection présidentielle, ils ne se taisent pas. Maurice Lévy, grand patron de Publicis, prend position. Michel Pébereau, patron de BNP Paribas, interpelle ses collègues du CAC 40 en disant qu’il faut sortir du bois.

 

Plus près de nous, en Allemagne, en 2024, quasiment tous les grands PDG ont signé un texte contre l’extrême droite (AfD). Le titre de leur pétition : « Debout pour nos valeurs ». Pourquoi est-ce possible en Allemagne mais plus en France, alors que les patrons français s’étaient engagés en 2002 ? A mes yeux, ces arguments sont des faux-semblants qui masquent un renoncement. Certes, il y a un dégradé de positions au sein du patronat, mais dans ce dégradé, on voit un abandon progressif et un rapprochement croissant vers l’extrême droite.

 

Certains adoptent même une stratégie délibérée de rapprochement, de convergence idéologique avec le RN.

L. M. : Oui, et ils sont sans doute plus nombreux qu’on ne le croit. Quand on parle de convergences idéologiques, on pense spontanément à Vincent Bolloré ou Pierre-Edouard Stérin. Mais il y en a d’autres. Serge Dassault avait des liens connus avec le Front national. Son successeur, Eric Trappier, patron de la holding Dassault et président de la Fédération de la métallurgie, a poussé pour que le Medef aille au contact du RN.

 

Ce qui est frappant, c’est qu’autrefois, un tel engagement aurait marginalisé ces patrons. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas : ils restent au cœur du pouvoir économique. Vincent Bolloré bénéficie du soutien de Bernard Arnault, qui admire son parcours.

 

Est-ce que l’une des raisons du rapprochement repose, comme dans les années 1930, sur la haine de la gauche ?

L. M. : Le parallèle est éclairant. Dans les années 1936-1940, les grèves du Front populaire ont provoqué une peur panique du patronat, alors que Léon Blum rappelait sans cesse que son projet n’était pas révolutionnaire. Une peur irrationnelle, qui a poussé une partie du patronat vers l’extrême droite, puis l’a incitée à soutenir Vichy. On retrouve cette logique aujourd’hui.

 

En juin 2024, Patrick Martin, au nom du Medef, a jugé le programme de la gauche plus préoccupant que celui de l’extrême droite. Récemment, il a déclaré que Jordan Bardella appartenait « dans une certaine mesure » à la liste des dirigeants politiques conscients des périls économiques de la France avec d’autres personnalités de la droite, aucun leader de gauche n’étant mentionné. C’est révélateur : le RN est désormais considéré comme appartenant au « cercle de la raison », tandis que la gauche est effacée. La détestation de la gauche soude le patronat. Même si le programme du Nouveau Front populaire de 2024 n’était pas plus radical que celui de 1981, le patronat s’y est opposé avec une vigueur extrême.

 

Il y a aussi des patrons libertariens, tentés par l’extrême droite…

L. M. : En France, ils sont peu nombreux à s’afficher ainsi. Pierre-Edouard Stérin est l’un des rares à se dire libertarien. Les autres n’ont pas ce discours idéologique, contrairement aux Etats-Unis où une vraie incubation intellectuelle est à l’œuvre depuis longtemps – les déclarations d’Elon Musk sur l’incompatibilité entre liberté économique et démocratie ont plus de vingt ans. Bernard Arnault a montré sa proximité avec Trump et Musk.

 

Je cite un exemple assez mineur, mais à mon sens révélateur. Pierre Louette, PDG du Groupe Les Echos-Le Parisien, est le président de l’Apig (Alliance de la presse d’information générale), qui réunit tous les grands quotidiens d’information générale. Quand l’Apig lance une procédure judiciaire contre X (ex-Twitter) parce qu’il siphonne les contenus de la presse, les titres de Bernard Arnault se retirent de la procédure entamée contre son ami Elon Musk, en signe de sympathie manifeste. TotalEnergies aussi a émis des signes en ce sens.

 

Et l’on voit dans certains secteurs français, comme la tech ou la cybersécurité – des milieux autrefois proches d’Emmanuel Macron –, des dirigeants qui se radicalisent et participent à des réunions avec le RN.

 

Est-ce que le RN cherche à capitaliser sur ce rapprochement ?

L. M. : Oui, et c’est même un point clé. En 2022, le RN était encore nationaliste, antieuropéen, ce qui inquiétait les milieux d’affaires. Eric Zemmour apparaissait alors comme le chouchou des patrons. Le RN a compris qu’il fallait changer de ligne. A partir de 2022, il s’est réorienté vers un discours probusiness et pro-Europe pour séduire le patronat. Et ça a marché. Ce rapprochement reste fragile, mais il est bien engagé.

 

Y a-t-il malgré tout des patrons qui résistent, qui refusent ce rapprochement ?

L. M. : Très peu. Dans les années 1980, il y avait encore des patrons de gauche, comme Antoine Riboud ou Jérôme Seydoux. Aujourd’hui, il n’y en a quasiment plus, le néolibéralisme a homogénéisé les discours. On trouve encore quelques exceptions dans le secteur public ou mutualiste : Philippe Wahl, ancien patron de La Poste, fidèle à son héritage rocardien ; Nicolas Théry, ex-président du Crédit mutuel. Mais dans le privé, quasiment rien. Le seul que j’ai identifié au sein du CAC 40, c’est Ross McInnes, président du conseil de Safran. Il m’a dit : « Si je devais choisir un jour entre l’économie et la démocratie, je choisirais la démocratie. » Ce qui est rare. Mais lui est franco-australien, il a un parcours un peu à part, il ne vient pas du sérail habituel des patrons français.

 

Quelles peuvent être les conséquences politiques et économiques de ce rapprochement ?

L. M. : Sur le plan économique, la question est de savoir si le capitalisme français va ou non se convertir au capitalisme libertarien, qui considère la démocratie comme un frein. C’est le débat qui vient.

 

Si la France s’y convertissait, on assisterait à une dérégulation accélérée, économique et sociale. Politiquement, les conséquences sont encore plus inquiétantes. Certains disent : « Regardez en Italie, l’arrivée de Giorgia Meloni n’a pas été si dramatique. » Mais les institutions françaises ne sont pas celles de l’Italie. La Ve République, c’est un exécutif fort, presque monarchique. Si l’extrême droite arrivait au pouvoir avec ces institutions, et avec l’appui des milieux patronaux, cela pourrait aller beaucoup plus loin qu’en Italie. Ce serait une situation d’extrême danger pour la démocratie.

 

Propos recueillis par Christian Chavagneux  et publiés dans Altenatives Economiques

 
petit rappel ,
De Gaulle devant les patrons en 1945 :
« On ne vous a pas beaucoup vus durant ces cinq ans «