Crises : pourquoi la critique de Marx fait-elle son retour ? Une suite d’articles dans l’Humanité en 2023.

« Marx avait-il raison ? » s’interroge le grand hebdomadaire allemand Der Spiegel en ce début d’année,
mettant à la une l’image, modernisée, du critique du capital et du fondateur du communisme moderne. 

1- Marx nous permet d’avoir une conception matérialiste du racisme afin de comprendre les enjeux de classe et de mener la lutte antiraciste.

FLORIAN GULLI, Professeur de philosophie

2 – Le féminisme marxiste, en posant les enjeux économiques comme centraux, répond à l’articulation de la lutte contre le capitalisme et contre le patriarcat.

AURORE KOECHLIN, Sociologue
 

3 – Le capitalisme ne produit pas que des victimes enfermées dans leurs plaintes, il produit aussi ses fossoyeurs comme des acteurs de leur devenir.

BERNARD VASSEUR, Philosophe

4 – Les pertinentes analyses de Marx entraînent la peur des dominants. Mais le marxisme ne parvient pas encore à constituer une perspective politique concrète.

ISABELLE GARO, Professeure de philosophie

5 – Nous sommes entrés dans une nouvelle phase qui réorganise les critiques anticapitalistes, féministes, internationalistes autour d’un marxisme écologique.

ALEXIS CUKIER, Philosophe, maître de conférences à l’université de Poitiers

6 – La question climatique interroge la dimension destructrice du capitalisme. Ce retour à Marx pose la question du rapport de classe dans la production.

SALIHA BOUSSEDRA, Docteure en philosophie

7 – Notre planète et l’humanité vivent des crises engendrées par une économie au service des actionnaires. Il est urgent de changer de propriétaires.

TAYLAN COSKUN Membre du Comité national du PCF

8 – En plein accroissement des inégalités, l’analyse de la lutte de classes, de l’exploitation et de l’aliénation des humains par le capitalisme appelle à son abolition.

YVON QUINIOU Philosophe    

9 – Face au capitalisme destructeur, il faut tirer les enseignements du XX e « siècle soviétique » et de la catastrophe stalinienne en repartant de Marx.

PIERRE COURS-SALIES  Sociologue, professeur à l’université Paris-VIII

10 – Devant le risque fasciste et face aux contradictions du capitalisme, l’ambition communiste se réclamant de Marx et du marxisme vivant s’affirme en toute lucidité.

DENIS DURAND  économiste, rédacteur en chef d’Économie & Politique

11 – JEAN-PAUL SCOT
Historien et professeur d’université

12 – JEAN-CHRISTOPHE LE DUIGOU
Economiste et syndicaliste

13 – JANINE GUESPIN-MICHEL
Philosophe, professeure honoraire de microbiologie à l’Université de Rouen

 
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1 – Marx nous permet d’avoir une conception matérialiste du racisme afin de comprendre les enjeux de classe et de mener la lutte antiraciste.

Florian Gulli © Magali Bragard

FLORIAN GULLI
Professeur de philosophie

Marx propose une analyse matérialiste du racisme en trois temps. Pour comprendre le racisme, il faut d’abord partir de la matérialité du social et non de la conscience. Le racisme naît dans des situations de conflit : guerre, expansion coloniale, concurrence dans les classes populaires consécutive aux migrations, tensions générées par les ségrégations urbaines imposées aux fractions racialisées des classes populaires, etc. Le racisme est une idéologie, c’est-à-dire une interprétation erronée de la situation conflictuelle attribuant les problèmes vécus à de supposées qualités négatives intrinsèques à un groupe, interprétation qui s’accompagne d’une série d’affects mêlant haine et mépris.

Marx insiste ensuite sur le fait que le racisme peut apporter à une partie des ouvriers une sorte de consolation psychologique, à l’instar des idées religieuses. L’ouvrier est dominé, méprisé, mais le racisme semble le rétablir dans sa dignité en lui faisant se sentir « membre de la nation dominante ». Et puis, il y a le rôle joué par la classe dominante. Cette dernière, par l’intermédiaire de ses organes de presse, jette de l’huile sur le feu. Elle utilise le racisme pour diviser les travailleurs. Marx ne dit pas que le racisme résulte d’une conspiration de la bourgeoisie ni qu’il est fabriqué par ceux d’en haut. La classe dominante instrumentalise un racisme qui la précède. Elle voit en lui un moyen de se maintenir au pouvoir en divisant les travailleurs.

« LA CLASSE DOMINANTE INSTRUMENTALISE UN RACISME QUI LA PRÉCÈDE. ELLE VOIT EN LUI UN MOYEN DE SE MAINTENIR AU POUVOIR EN DIVISANT LES TRAVAILLEURS. »

Quels sont les enjeux de cette analyse ? Premièrement, elle permet de faire la critique des approches idéalistes qui associent le racisme à l’étroitesse d’esprit de ceux d’en bas, en proie à toutes sortes de phobies et de paniques, dessinant en creux l’image d’une élite antiraciste protégeant les institutions contre la populace. Ce que Bourdieu nommait le « racisme de l’intelligence ». Dans ces conditions, la lutte antiraciste devient essentiellement pédagogique : exposition dans les écoles, cours d’éducation civique, publication d’ouvrages sur l’histoire du racisme, etc. L’approche matérialiste, de son côté, sans exclure le travail sur les représentations, vise d’abord à transformer les situations réelles qui nourrissent le racisme : ségrégations urbaines, inégalités de statut entre travailleurs, pénurie d’emplois et de logements, etc. Deuxièmement, le discours raciste est efficace parce qu’il s’adresse à la fierté de ceux qui sont méprisés. Il serait totalement contre-productif de lutter contre lui aux moyens d’affects tels que la culpabilité ou la honte de soi. La seule option est de mobiliser des formes de fierté alternatives à celles proposées par l’extrême droite et qui soient susceptibles de parler à toutes les fractions des classes populaires. Et, troisièmement, la lutte contre le racisme est bien une lutte centrale puisqu’il est une puissance de division qui compromet l’émergence du « mouvement de l’immense majorité au profit de l’immense majorité ».

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2 – Le féminisme marxiste, en posant les enjeux économiques comme centraux, répond à l’articulation de la lutte contre le capitalisme et contre le patriarcat.

© Jean-Christophe Guillaume

AURORE KOECHLIN
Sociologue

Dans un contexte de crise généralisée du système capitaliste – crise économique, crise écologique, crise sanitaire, crise politique –, on peut parler d’une véritable actualité de Marx, tant il incarne encore aujourd’hui la principale figure d’opposition au capitalisme. Il ne s’agit dès lors pas d’être dans un rapport d’orthodoxie face à ses écrits, mais plutôt de les prendre comme un point de départ et comme un cadre de pensée qui comme toute pensée nécessite des appropriations, des actualisations, et parfois des réfutations.

Ce rapport spécifique est très sensible au sein du féminisme. Une nouvelle vague du féminisme se développe à l’échelle internationale dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles et emporte des victoires éclatantes, notamment le droit à l’avortement dans de nombreux pays d’Amérique latine. Mais, prenant naissance dans le contexte particulier de la crise de 2008, elle pose les enjeux économiques comme centraux et ne dissocie pas la lutte contre le patriarcat de la lutte contre le capitalisme : le féminisme marxiste peut dès lors apporter une réponse à cette tentative d’articulation. Celui-ci pense avec Marx, parfois contre lui, mais toujours à partir de lui.

« LA GRÈVE FÉMINISTE EST PLUS QU’UNE SIMPLE GRÈVE DU TRAVAIL PRODUCTIF : ELLE EST ÉGALEMENT UNE GRÈVE DU TRAVAIL REPRODUCTIF. »

En France, on constate ainsi un intérêt nouveau pour les autrices féministes marxistes, et en particulier pour la théorie de la reproduction sociale, selon laquelle la base matérielle de l’oppression des femmes sous le capitalisme est leur assignation au travail, qui produit et reproduit les travailleurs et les travailleuses au quotidien et entre les générations, le travail reproductif (éducation des enfants, préparation des repas, soin de la maison, etc.). Le succès des ouvrages de Silvia Federici, la traduction récente du  Marxisme et l’oppression des femmes de Lise Vogel ou encore l’entreprise des éditions Entremonde de traduire le féminisme opéraïste italien en témoignent chacun à leur manière. Sur le plan militant, on voit éclore des collectifs féministes et LGBT qui se revendiquent explicitement du marxisme, comme les Féministes révolutionnaires ou les Inverti·e·s, entre autres.

C’est ainsi qu’on peut comprendre pourquoi l’arme classique du mouvement ouvrier, la grève, est réinvestie par le mouvement féministe international, notamment par Ni Una Menos en Argentine ou en France par la Coordination féministe nationale. Mais la grève féministe est plus qu’une simple grève du travail productif : elle est également une grève du travail reproductif. En cela, elle pose rapidement la question de la grève dans tous les secteurs de la société. Une grève féministe conséquente tend à devenir une grève générale. Cela a d’autant plus de sens aujourd’hui puisque, dans un bel alignement des planètes, les dates du 7 et du 8 mars ont été reprises par l’intersyndicale comme journées de mobilisation contre la réforme des retraites, et, peut-être, comme possible point de départ de la grève reconductible. Ce 8 mars 2023 pourrait être le début d’une grève générale féministe !

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3 – Le capitalisme ne produit pas que des victimes enfermées dans leurs plaintes, il produit aussi ses fossoyeurs comme des acteurs de leur devenir.

© Magali Cohen

BERNARD VASSEUR
Philosophe

La nouveauté de la question posée par Der Spiegel est que ce n’est pas tant l’analyste du capitalisme et de ses crises qui est convoquée que le penseur et l’acteur de cette sortie du capitalisme qu’il a appelé le communisme. Car, note le journal, c’est devenu une banalité que de proclamer que le capitalisme ne marche plus et qu’il faut donc chercher à écrire une nouvelle page de l’histoire humaine dans la visée de son dépassement. En somme, il ne suffit plus d’être « anticapitaliste », d’être « contre » ses méfaits (ce qui reste pourtant la doxa de la gauche officielle), mais d’être « pour » la construction d’une société d’après le capitalisme qu’il faut mettre en débat. On retrouve donc ici la force de la dialectique marxienne : le capitalisme ne produit pas que des victimes enfermées dans leurs plaintes et appelées à les transformer en colère « contre », il produit aussi ses fossoyeurs et ses successeurs convoqués au positif comme des acteurs de leur devenir, puisque – cela devient chaque jour plus évident – le capitalisme n’est pas la fin de l’histoire.

« LE CAPITALISME A DÉVELOPPÉ COMME JAMAIS LES CONDITIONS DE LA PRODUCTION EN S’EMPARANT DU MONDE ENTIER, MAIS IL ÉPUISE LE TRAVAIL HUMAIN, MÈNE L’HUMANITÉ DANS LE MUR ET MENACE LA PERMANENCE DE LA BIOSPHÈRE. »

Il est donc nécessaire et urgent d’imaginer « une société supérieure dont le principe fondamental est le plein et libre développement de chaque individu » (le Capital), ce qui suppose évidemment qu’elle soit construite par ses intéressés. Autrement dit, le capitalisme a développé comme jamais les conditions de la production en s’emparant du monde entier, mais il épuise le travail humain, mène l’humanité dans le mur et menace la permanence de la biosphère. Voilà une « dé-civilisation », selon l’expression de Lucien Sève, que de nombreux livres d’intellectuels commencent à explorer. Voilà ce que des associations et des jeunes murmurent de plus en plus fort en s’engageant dans des pratiques dissidentes de la logique du capital. Voilà également des questions que posent le mouvement de libération des femmes ou encore le mouvement de soutien aux si mal nommés migrants et à toute la sensibilité exacerbée touchant aux traces et à la mémoire du colonialisme et aux résurgences du racisme.

Tout cela constitue les différentes branches d’un combat qui pourrait être aujourd’hui une avancée de l’émancipation humaine contenue dans la visée même du communisme. Mais il est vrai aussi que cette diversité manque de l’unité qui lui permettrait d’être plus forte et que c’est un peu chacun sur son terrain et dans son domaine. La raison de cet éparpillement est claire : c’est que cette idée de sortie du capitalisme (qui pourrait lui donner un discours novateur et constituer un pôle d’unification) ne trouve pour le moment aucun écho dans les forces politiques progressistes. N’est-ce pas cette absence de perspective positive permettant de nommer l’avenir et de le mettre en débat qui fait qu’aujourd’hui l’abstention gagne du terrain lors des différentes élections et qu’une extrême droite venue du fascisme se retrouve aux portes du pouvoir, quand elle n’y est pas déjà ?

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4 – Les pertinentes analyses de Marx entraînent la peur des dominants. Mais le marxisme ne parvient pas encore à constituer une perspective politique concrète.

ISABELLE GARO
Professeure de philosophie

Le retour périodique de Marx, dans les médias dominants, ressemble un peu à Halloween : on se plaît à frissonner un instant avant de revenir aux choses sérieuses. Mais cet hommage réitéré du vice à la vertu et des traders à la théorie de l’accumulation est néanmoins révélateur et suggère trois remarques. La première est que le capitalisme s’enfonce toujours plus dans une crise qui entraîne avec lui l’humanité et la planète, redonnant sens aux critiques les plus construites et globales, à commencer par celle de l’auteur du Capital. La deuxième est que ces hommages sans lendemain tiennent lieu, non d’analyse poursuivie et de contestation relancée, mais d’invocation et, surtout, de conjuration d’une hypothèse que les dominants ne peuvent pas envisager sans trembler vraiment : la fin de leur domination.

La troisième remarque est donc que Marx et le marxisme ne sont pas, pour le moment au moins, synonymes de perspective politique concrète, alors même qu’ils sont les seuls, pourtant, à pointer les contradictions qui traversent notre monde.

« LE MARX QU’IL NOUS FAUT AUSSI REVISITER EST CELUI DE LA »LUTTE DES CLASSES MENÉE JUSQU’À SON TERME« , LE MARX STRATÈGE, SOUCIEUX DE FÉDÉRER LES FORCES EN PRÉSENCE POUR COMBATTRE L’EXPLOITATION ET TOUTES LES DOMINATIONS »

Nous savons bien, désormais, que le capitalisme contemporain est synonyme de saccage résolu, fanatique, impossible à stopper ou même à freiner, tant la loi du capital est puissante et aveugle. Nous savons donc, toutes et tous, clairement ou sourdement, que seul un changement complet de mode de production et de mode de vie est la solution. Solution non pas toute prête mais à construire sans délai, désormais, sous peine de mort. Mais ce que nous ne savons toujours pas, c’est faire de cette contradiction un élan collectif, massif, tissé de toutes les luttes en cours. C’est pourquoi, si quelques revues mainstream se risquent à reconnaître que Marx a bien décrit les lois systémiques qui nous broient, elles oublient étrangement de mentionner qu’il s’agit de renverser des dominants qui ne se laisseront pas faire et qui s’acharneront, « quoi qu’il en coûte », à dévaster l’humanité et la nature. Et les renverser, ce n’est pas prêcher le communisme comme un idéal vague ou un label réservé, ce n’est pas rêver d’une insurrection miraculeuse : le Marx qu’il nous faut aussi revisiter est celui de la « lutte des classes menée jusqu’à son terme », le Marx stratège, soucieux de fédérer les forces en présence pour combattre pied à pied l’exploitation et toutes les dominations.

C’est ce Marx militant, révolutionnaire patient et résolu, auteur du Manifeste, témoin admiratif de la Commune de Paris, chroniqueur des luttes populaires (1) en Europe, aux États-Unis ou en Chine, qui retrouve des couleurs. Car, construire un programme de rupture, convaincre, rassembler par-delà les chapelles et s’organiser au-delà des sectarismes, est une tâche immense, urgente comme jamais. Le puissant mouvement social en cours nous le rappelle.

(1)  Le premier volume des Articles du New York Daily Tribune vient de paraître aux éditions sociales. Il donne accès à ce Marx peu connu.
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5 – Nous sommes entrés dans une nouvelle phase qui réorganise les critiques anticapitalistes, féministes, internationalistes autour d’un marxisme écologique.

Alexis CukierPhilosophe, maître de conférences à l’université de Poitiers

ALEXIS CUKIER
Philosophe, maître de conférences à l’université de Poitiers

Les retours et détours des théories marxistes ont toujours suivi le mouvement réel de la lutte des classes. Ainsi, le cycle de mouvements sociaux après la crise de 2007-2008 a relancé les analyses marxistes de la financiarisation du capitalisme, et, quelques années plus tard, la nouvelle vague de luttes féministes a suscité puis s’est réapproprié de nouvelles théories féministes et marxistes du patriarcat et de la reproduction sociale. Avec la nouvelle génération de mouvements écologistes des années 2020, c’est aujourd’hui au tour du marxisme écologique de suivre et d’éclairer les stratégies écologistes, mais aussi indissociablement anticapitalistes, féministes, antiracistes et internationalistes. En effet, seul le marxisme peut saisir, par exemple, la pandémie de Covid, les sécheresses et incendies dus au réchauffement climatique, l’inflation, les guerres impérialistes, comme des conséquences ou des adaptations à la crise de la biosphère causée par le mode de production capitaliste.

Le marxisme écologique s’appuie sur une relecture de Marx et d’Engels pour montrer que le capitalisme est inévitablement écocide, et donc que, pour défendre la nature, il faut nécessairement abolir le capitalisme. Il relit leur naturalisme historique pour montrer que la santé au travail est une question écologique centrale, et réactualise leur conception de la stratégie communiste pour éclairer l’enjeu politique crucial de l’écologisation des mondes du travail et du syndicalisme. Et il montre comment la découverte marxienne des désastres causés par l’agriculture capitaliste pour la reproduction de la nature peut orienter aujourd’hui la politisation des sciences de l’anthropocène vers la critique du capitalocène. Ainsi, alors même que Marx n’est pas un penseur écologiste, et qu’une partie de ses arguments est productiviste, certaines de ses analyses les plus importantes – de même que les concepts écomarxistes développés récemment dans leurs sillages, tels que la rupture métabolique (John Bellamy Foster), le capitalisme fossile (Andreas Malm), l’écosocialisme (Michael Löwy) ou le communisme de la décroissance (Kohei Saito) – sont aujourd’hui fondamentales pour l’écologie politique.

Il est urgent que le retour écologiste du marxisme, associé à d’autres courants radicaux tels que l’écoféminisme et l’écologie décoloniale, fasse l’objet d’une large appropriation militante, pour que, dans le mouvement des luttes sociales et écologiques et de l’auto-organisation populaire, il donne lieu à un tournant marxiste de l’écologie politique. La mobilisation en cours contre la réforme des retraites, si elle parvient à articuler – comme y invite l’écomarxisme – les questions de la vie en bonne santé, du sens du travail et de la redirection écologique de la production, pourrait être une occasion majeure d’orienter résolument le mouvement social vers une stratégie de révolution écologique.

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6 – La question climatique interroge la dimension destructrice du capitalisme. Ce retour à Marx pose la question du rapport de classe dans la production.

Saliha BoussedraDocteure en philosophie

SALIHA BOUSSEDRA
Docteure en philosophie

Marx s’est retrouvé une nouvelle fois, depuis quelques années, en une. Cette fois, c’est le magazine allemand Der Spiegel qui s’interroge sur ce retour et se demande si « Marx a eu raison » ? D’après le journal, c’est la question écologique suscitant des inquiétudes qui commande ce retour à l’auteur du Capital. Comment comprendre plus profondément ce besoin de revenir aux écrits de Marx et pourquoi ce retour se fait-il à la faveur d’une crise climatique sans précédent ? La réponse est sans doute dans la question. Après des années d’un capitalisme triomphant, le monde se réveille groggy en découvrant progressivement l’ampleur des dégâts mais surtout l’imminence d’une fin, non de la nature ou de la Terre, mais de l’humanité elle-même.

La question climatique se pose au capital comme un point de non-retour. Il n’apparaît plus en mesure de surmonter cette crise et de se renouveler, y compris d’un point de vue idéologique : le roi est nu. En faisant retour sur Marx à la faveur de cette crise, ce nouveau lectorat comprend que c’est intrinsèquement que le capital est destructeur. S’éclairent alors, de façon nette, la brutalité et la prédation du mode de production capitaliste : pressurer toujours plus la Terre et l’être humain. Ce capitalisme du « toujours plus », qui n’en a jamais fini de vendre et de faire consommer ses producteurs, n’est plus en mesure de faire rêver en emportant l’imagination d’un monde meilleur. Il apparaît pour ce qu’il est : non réformable. Mais quelle est la nature de ce « retour à Marx » ? S’agit-il d’un retour au Marx-théoricien ? Au Marx-politique ? Au Marx-militant ? Est-il possible de parler d’un « retour à Marx » si ce retour ne s’accompagne pas d’un besoin irrépressible de bouleverser l’ordre des choses : celui de la propriété privée capitaliste tout comme celui de la propriété privée familiale ? Est-il possible de parler d’un « retour à Marx » s’il ne se traduit pas par une conscience aiguë de classe et des rapports de domination ? Une bataille politique acharnée ? Une lutte syndicale qui ne laisse aucun répit aux grandes fortunes ? Peut-on lire Marx sans être avide de comprendre le monde pour vouloir mieux le transformer ? La lecture ne mène pas toujours à l’action et l’action seule n’est pas toujours nécessairement révolutionnaire.

On peut être militant aguerri et ne pas faire de place aux femmes, par exemple, tout comme on peut lire des livres sans que cela entraîne un désir de transformer le monde. Il n’y a pas d’automatisme dans ce domaine. Néanmoins, en matière de lecture de Marx, il faut sans doute faire confiance au temps et à ses effets. Lire Marx n’est jamais un acte anodin, il y subsiste toujours quelque chose qui interroge votre rapport pratique à la lutte tout comme votre désir de comprendre le monde. Gageons que ce lectorat de nouvelle génération nous ouvrira des voies inédites et inattendues de pensées et d’actions.

À LIRE Antiracisme, 150 ans de combat, 40 grands textes, présentés par Florian Gulli, postface de Saliha Boussedra, éditions de l’Humanité, 2022. Le Travail démocratique, d’Alexis Cukier, éditions PUF, 2018

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7 – Notre planète et l’humanité vivent des crises engendrées par une économie au service des actionnaires. Il est urgent de changer de propriétaires.

Taylan Coskun

TAYLAN COSKUN Membre du Comité national du PCF

Devant le déchaînement d’une crise incontrôlable, l’engouement pour la pensée de Marx semble le signe d’une propagande qui veut se rassurer, comme l’Empire romain tressait des lauriers à la gloire de ses ennemis vaincus, pour mieux se mettre en valeur. En réalité, les analyses de Marx portaient sur un capitalisme très différent d’aujourd’hui : d’un monde peuplé d’à peine un milliard d’individus, adossé essentiellement à la production agricole et à une industrie de la machine à vapeur, d’un marché mondial balbutiant, dont les crises avaient bien peu à voir avec ce à quoi nous sommes confrontés.Le cœur de la critique de Marx sur la crise du capitalisme désignait la contradiction entre les moyens de production d’une époque et les rapports de propriété, entre les producteurs et les propriétaires, qui se manifeste par la surproduction et la baisse tendancielle du taux de profit des entreprises.

« LE CAPITALISME ACTUEL PRODUIT PRIORITAIREMENT POUR ASSURER AU CAPITAL UN RENDEMENT MAXIMAL. EN CELA, ON PEUT CONSIDÉRER QU’IL A FAIT SON TEMPS. »

La crise du capitalisme depuis les années 1970 se caractérise par une tendance au tassement de la croissance économique par rapport à la démographie mondiale. Ne pouvant répondre aux besoins de l’humanité de 8 milliards d’individus, le capitalisme financier creuse les inégalités : une « caste » de 2 000 milliardaires détient l’essentiel des richesses mondiales. Pour illustrer cette stagnation et l’inégalité de développement du capitalisme moderne, citons deux faits massifs. Selon la FAO, pour nourrir la planète, il faudrait multiplier par trois la production agricole. Il s’est vendu dans le monde, durant les cinq dernières années, plus de 8 milliards de smartphones. D’un côté, une stagnation pour la production nécessaire à la survie de l’humanité, de l’autre, une croissance indécente dans un secteur à haute valeur ajoutée pour les actionnaires. Le capitalisme actuel produit prioritairement pour assurer au capital un rendement maximal. En cela, on peut considérer qu’il a fait son temps. Il est en passe d’être un obstacle à la vie et à la survie de l’humanité. Cette tendance, Marx l’avait pressentie. Dans le Manifeste, il écrit : « Les rapports bourgeois de propriété, la société moderne bourgeoise (…) ressemblent au sorcier qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées. » Ce constat confirme qu’il est urgent que le monde et ses richesses changent de propriétaires pour que changent ces choix désastreux. La propriété privée des actionnaires et donc leur pouvoir tous azimuts sur la production, la diffusion et les modes de consommation doivent être limités, aux fins d’abolition, par le souci des biens communs qui appartiennent à tous et par celui des ressources de la planète qui ne doivent appartenir à personne. À cette condition seulement nous pourrions parler d’un véritable retour révolutionnaire de Marx. Une perspective nécessaire qui fait frémir les bourses du monde entier. À nous de montrer qu’elle est possible en faisant la clarté sur la situation actuelle et de nous saisir de la moindre parcelle de pouvoir capable de contester l’hégémonie du capital afin de donner confiance au peuple.

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8 – En plein accroissement des inégalités, l’analyse de la lutte de classes, de l’exploitation et de l’aliénation des humains par le capitalisme appelle à son abolition.

YVON QUINIOU Philosophe

Il y a effectivement un retour à Marx et à sa critique du capitalisme par les temps qui courent, chez les intellectuels mais aussi chez certains hommes et partis politiques, dont le PCF, et ce bien que les médias dominants s’efforcent de le masquer. Mais c’est la tristesse objective de ces temps qui le justifie, surtout lorsqu’on a compris que ce qui s’est fait en son nom dans l’Union soviétique en était un contresens, qu’il faut absolument dissiper si l’on veut convaincre de la justesse de la cause communiste. Nous sommes alors en plein dans notre sujet.

Une déferlante libérale dans l’Occident européen a suivi la chute de l’URSS, qui nous met en présence d’un capitalisme dont tous les acquis qui avaient pu l’améliorer, grâce à la gauche en France au XX e siècle, par exemple, sont en train d’être éliminés sans vergogne.

Nous assistons à un démantèlement de « l’État providence » (y compris dans un pays comme la Suède), avec, en particulier, une dégradation des services publics dans le domaine de la santé, de l’école, des transports, des banques, etc., et, surtout, à une augmentation de la pauvreté des milieux populaires et une diminution du niveau de vie des classes moyennes.

À quoi s’ajoute, et c’est fondamental, un accroissement des inégalités au profit des riches et même des très riches milliardaires, dont le gouvernement de Macron ne cesse d’augmenter la richesse insolente par des réductions d’impôts totalement injustes.

« NOUS ASSISTONS À UNE DÉGRADATION DES SERVICES PUBLICS DANS LE DOMAINE DE LA SANTÉ, DE L’ÉCOLE, DES TRANSPORTS… ET, SURTOUT, À UNE AUGMENTATION DE LA PAUVRETÉ DES MILIEUX POPULAIRES. »

Or tout cela, brièvement évoqué, confirme paradoxalement le devenir scandaleux du capitalisme tel que Marx, dès le Manifeste, l’avait prévu et que l’on avait cru désormais dépassé. La réalité de l’opposition des classes est toujours là, l’exploitation avec ses effets inhumains tout autant, avec une extension à des couches sociales que le développement des forces productives a fait apparaître, alors qu’on les croyait à l’abri. Sans compter, et c’est important, une médiocrisation de la vie des individus sous l’influence d’un capitalisme mercantile omniprésent, qui aliène ces individus en les rendant pires ou moindres que ce qu’ils pourraient être dans d’autres conditions sociales soustraites à son poids.

Or, Marx avait déjà prévu cela, avant d’écrire le Capital, dans les Manuscrits de 1844, où il préconisait un communisme non de « l’avoir », seulement, mais de « l’être », permettant aux hommes d’épanouir leurs potentialités de vie au plus haut niveau.

Nous sommes, précisément, en présence de cet impératif, au-delà de l’abolition indispensable de l’exploitation sur laquelle il va nous falloir réfléchir dans sa dimension mondiale impérialiste.

C’est ici que nous devrons envisager ce que le modèle de la Chine actuelle peut nous apporter face au bloc américain et à ses alliés lamentables. Qu’on se le dise et qu’on le fasse !

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9 – Face au capitalisme destructeur, il faut tirer les enseignements du XX e « siècle soviétique » et de la catastrophe stalinienne en repartant de Marx.

 PIERRE COURS-SALIES
Sociologue, professeur à l’université Paris-VIII

Sa description est encore plus vraie : le système-monde du capitalisme détruit les êtres humains et la nature. Il « se présente comme une immense accumulation de marchandises ». Cela embrouille : valeur d’échange et valeurs d’usage en constants changements, dus à la baisse tendancielle du taux de profit et à la mise en coupe réglée d’une partie colonisée du monde ; la recherche du profit et le fétichisme de la marchandise. Cela cadre le travail salarié ou dépendant, qui permet à chacun·e de trouver sa place dans le système et aussi dans la compétition de tou·te·s contre tou·te·s. Mais où sont les « fossoyeurs produits par le système », auxquels Marx s’adressait ?

Au XXe siècle, rien ne s’est-il donc passé ? La Révolution de 1917 a eu lieu. Les bolcheviks ont été au pouvoir à la fin de la guerre civile, avec des tentatives de changer méthodes et objectifs de travail, féminisme, liberté artistique… Est-il possible de dire « le communisme n’a jamais existé » ou « le siècle soviétique », selon l’expression de Moshé Lewin ?

« LE BESOIN RESTE, POUR UNE RÉVOLUTION DÉMOCRATIQUE, D’UNE ORGANISATION FÉDÉRANT LES FORCES QUI PEUVENT CHANGER LES RAPPORTS SOCIAUX ET FAIRE DISPARAÎTRE LE CAPITALISME. »

Après le thermidor russe (1924 à 1928), les objectifs d’une révolution démocratique ont été supplantés par une bureaucratie et un dictateur adulé par des « partis communistes ». À l’inverse de tout espoir évolutionniste, le régime de l’ex-URSS, et sans doute aussi de la Chine actuelle, ont plus à voir avec des formes de « despotisme asiatique » tel que défini par Georg Lukacs. Des « héritiers » ont gardé les oripeaux de la révolution pour asseoir leur système de pouvoir. Les suites méritent de la lucidité. Sur les erreurs et sur leurs effets mortifères. Cette catastrophe même est une preuve de la clairvoyance de Marx et Engels. De la période de la Commune à leur mort, ils insistent sur le but : dépasser la démocratie formelle. Et avertissent du risque d’un État qui gérerait l’économie. Lukacs a bien résumé, en 1968 : « Toute la cochonnerie nationaliste avait pénétré dans le socialisme. » Le besoin reste, pour une révolution démocratique, d’une organisation fédérant les forces qui peuvent changer les rapports sociaux et faire disparaître le capitalisme, faire exister le pouvoir collectif de l’ « autogestion généralisée » selon Henri Lefebvre.

La critique écologiste était forte, en 1965, dans le programme du « printemps de Prague » : «  Seule une politique judicieuse, appliquée avec esprit de suite, de protection de la nature, (…) pourra enrayer efficacement le processus de dévastation de la nature. » Même choix en France avec Naville, Gorz et d’autres.

Une crise des rapports de domination, aux États-Unis, en Europe de l’Ouest et à l’Est, avait réveillé les espoirs. Mais Lefebvre l’a résumé, « les deux piliers de l’ordre bourgeois » ont pesé. Le PCF refusa alors, les troupes du pacte de Varsovie réprimèrent. Reprenons les leçons essentielles de Marx. Le capitalisme détruit les êtres humains et la nature. L’urgence écologique, aujourd’hui… Le stalinisme, cette catastrophe, est une preuve de la lucidité de Marx et Engels. Et la guerre impérialiste russe, trahisons et héritage.

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10 – Devant le risque fasciste et face aux contradictions du capitalisme, l’ambition communiste se réclamant de Marx et du marxisme vivant s’affirme en toute lucidité.

DENIS DURAND
économiste, rédacteur en chef d’Économie & Politique

« Tod dem Mar­xismus ! » (« Mort au marxisme ! »), c’est par une alerte contre ce slogan nazi qu’Henri Lefebvre et Norbert Guterman ouvraient, en 1934, leur présentation des Morceaux choisis qui, pour beaucoup de lecteurs français, ont longtemps été un premier contact avec l’œuvre de Marx. Les fascistes ne se trompaient pas de cible. Comme l’a noté Zeev Sternhell, c’est une certaine culture marxiste, toute superficielle et lacunaire qu’elle pouvait être, qui a préservé le mouvement ouvrier français de succomber à leur influence au début du XXe siècle.

Le retour de la menace fasciste qui se fait (hélas !) à nouveau pressante, en France comme ailleurs, ne doit-il pas être rapproché des cinquante ans de mise à l’index du marxisme qui ont accompagné le déferlement des politiques néolibérales ? L’impasse à laquelle ces politiques aboutissent, et qui n’échappe plus à personne depuis 2008, met-elle à l’ordre du jour un salutaire « retour de Marx » ? On peut le penser.

Pourtant, l’auteur du Capital n’avait pas disparu du paysage intellectuel. La richesse de son œuvre se prête à une grande variété d’exégèses, qui n’ont jamais cessé de jouir d’une certaine reconnaissance académique dès lors qu’elles laissaient de côté les deux occupations auxquelles Marx a consacré toute sa vie : l’animation des luttes politiques concrètes, au sein de la Ire puis de la IIe Internationale, et l’étude précise des contradictions de l’économie capitaliste, fondée sur une assimilation critique de toutes les données et de toute la littérature économique disponibles en son temps.

« ALLER AU-DELÀ DU TRAVAIL DE MARX POUR COMPRENDRE LES RÉALITÉS DE LA CIVILISATION CAPITALISTE ET LIBÉRALE CONTEMPORAINE DANS LA PERSPECTIVE DE SON DÉPASSEMENT VERS UNE NOUVELLE CIVILISATION. »

Ce qui a pu être occulté depuis une trentaine d’années, c’est précisément ce type de marxisme vivant que Marx lui-même a pratiqué. Malgré tous les dogmatismes et tous les conservatismes, le Parti communiste français (PCF) avait été un de ses foyers, reconnu comme tel dans le monde entier, avec des travaux comme ceux de Paul Boccara et de son école, attachés à aller au-delà du travail de Marx pour comprendre les réalités de la civilisation capitaliste et libérale contemporaine dans la perspective de son dépassement vers une nouvelle civilisation.

Ce foyer a menacé de s’éteindre lorsque le PCF s’est affaibli et qu’a prévalu, jusqu’en son sein, l’opinion que la chute de l’Union soviétique disqualifiait définitivement toute tentative organisée de dépasser le capitalisme pour construire une société communiste.

Il a fallu toute la lucidité révolutionnaire des militants communistes – et aussi la persévérance du travail théorique et politique poursuivi contre tous les renoncements et malgré les efforts déployés pour le refouler – pour que s’affirme de nouveau, au 38e congrès du PCF, et avec éclat dans la préparation du 39e congrès, une ambition communiste se réclamant de Marx et du marxisme. On est tenté, 170 ans après le philosophe et économiste allemand, de citer comme lui Hamlet : « Bien creusé, vieille taupe ! »

À lire

  • Les Retraites : un bras de fer avec le capital, de Frédéric Boccara, Catherine Mills et Denis Durand, éditions Delga, 2020.

  • À la prochaine… De Mai 68 aux gilets jaunes, de Pierre Cours-Salies, éditions Syllepse, 2019.

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11 – JEAN-PAUL SCOT
Historien et professeur d’université

12 – JEAN-CHRISTOPHE LE DUIGOU
Economiste et syndicaliste

13 – JANINE GUESPIN-MICHEL
Philosophe, professeure honoraire de microbiologie à l’Université de Rouen

Entretien croisé
Dès la fondation de l’Association internationale des travailleurs, en 1864, Marx affirme en effet deux idées complémentaires (1). Premièrement, que les syndicats peuvent réduire efficacement l’exploitation de la force de travail ; deuxièmement, qu’ils « manquent leur but (c’est la formule qu’il emploie) s’ils ne travaillent pas simultanément à l’abolition du capitalisme ». Sept ans plus tard, après l’écrasement de la Commune – je le cite parce que la formule a fait problème –, il affirme : « Le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct. » Cette affirmation a été interprétée de façon contradictoire, d’autant plus que, en France, les syndicats et les partis politiques ouvriers étaient extrêmement faibles et divisés jusqu’à la fondation de la CGT, en 1895, et l’unification du parti socialiste, en 1905. Les dirigeants du parti ouvrier, ces « marxistes » dans lesquels Marx ne se reconnaissait pas pleinement, prétendaient imposer la primauté du parti sur les syndicats. À l’inverse, les syndicats révolutionnaires rejetaient la tutelle des « sectes » politiques. Mais les uns comme les autres n’avaient qu’une conception très étroite de la lutte « classe contre classe ». Ils partageaient l’espérance mythique de la crise finale du capitalisme et du « grand soir ». Aujourd’hui encore, il est utile de rappeler la position de Jaurès au lendemain de l’adoption par la CGT de la charte d’Amiens proclamant l’indépendance du syndicalisme, en 1906. Il préconise l’autonomie ­réciproque du syndicalisme et du parti socialiste, dans le respect de la spécificité de chaque organisation. Je ­résume : « Concordance spontanée » et « actions parallèles », convergence des fins mais pas forcément des moyens. Si les partis ont à assumer la « souveraineté nationale » face à l’État, les syndicats doivent prendre en charge les revendications de tous les travailleurs, mais aussi, et c’est très original, conquérir ce qu’il appelle la « souveraineté du travail » dans les entreprises publiques et privées, en obtenant autant de droits que les actionnaires.

Marx caractérise la démarche des syndicats comme « légitime et nécessaire », et il précise qu’ils ne doivent pas se contenter de contrer les effets immédiats du régime économique et social existant, mais le mettre en cause (2). C’est la promotion, avant la lettre, de la notion de « double besogne », qui est consacrée dans la charte d’Amiens. Marx va relativement loin en précisant la notion d’ « autonomie du processus syndical », même s’il le conçoit comme étant intégré à l’organisation de la Première Internationale. Le mouvement que nous vivons à l’heure actuelle repose, dans les conditions d’aujourd’hui, la question de cette articulation du syndicalisme et du politique. On voit bien les différences d’attitude de forces politiques de gauche par rapport au développement de ce mouvement. C’est une occasion importante pour clarifier la démarche que l’on doit avoir. Le mouvement actuel porte de nombreuses questions. D’abord, comment, avec l’idée du front syndical unitaire dans l’action, mettre en œuvre sur la durée une volonté unitaire exceptionnelle qui dépasse un certain nombre de contradictions de la démarche syndicale de ces dernières années. Après, il y a incontestablement, dans le mouvement tel qu’il se développe, la réarticulation de différentes dimensions de l’action contre le système. C’est le cas des femmes. Nous l’avons vécu concrètement avec le prolongement du 7 par le 8 mars. C’est aussi le cas des jeunes qui se sentent concernés par les évolutions à très long terme. Il est question aussi de la dignité des métiers avec le débat sur la pénibilité et encore de la dimension des enjeux revendicatifs et politiques locaux, illustrés par des mobilisations exceptionnelles dans une série de villes où les mouvements sur les retraites s’articulent à des exigences d’accès aux services publics et aux conditions de vie dans les territoires. S’il y a un retour dans l’action à certaines idées antérieures, ce n’est pas simplement un retour. Il y a émergence d’éléments nouveaux dans la problématique de convergence que manifeste ce grand mouvement.

N’assiste-t-on pas, à travers ce mouvement, à ce qui, dans la perspective de Marx, s’articule comme passage de la classe « en soi » à la classe « pour soi » ? À la renaissance d’une conscience de classe collective du salariat face à un projet social identifié comme antagoniste collectivement ?
JEAN-PAUL SCOT Pour ma part, je ne me lancerai pas dans ce type d’analyse à chaud. Nous avons réussi, par les multiples actions syndicales et politiques, à faire que l’analyse de classe de l’exploitation capitaliste soit plus largement partagée en France qu’ailleurs en Europe. Mais la conscience « en soi » de l’unité d’intérêt de tous les travailleurs salariés n’est pas encore acquise. Quant à la conscience « pour soi », qui suppose l’adhésion partagée à l’objectif de transformation de la société capitaliste pour une autre permettant la libre émancipation de tous les êtres humains, elle a très fortement reculé. Tout d’abord, nous sommes toujours victimes de l’affirmation péremptoire que le marxisme est dépassé et que le communisme a été définitivement compromis par l’expérience de l’Union soviétique. De plus, nous avons encore à dissiper les illusions entretenues par la ­social-démocratie, toujours prisonnière de ses contradictions en dépit des reniements du social-libéralisme. Pour qu’il y ait aspiration à la renaissance d’un idéal communiste, il faudrait que nous puissions expliquer en marxistes l’échec du « socialisme réel » et faire partager largement l’idée qu’il a été une caricature du communisme.

JEAN-CHRISTOPHE LE DUIGOU Il n’est pas question d’aller trop vite ou trop loin dans l’appréciation. Il y a beaucoup de choses qui vont se jouer, mais ce qui me frappe, dans les interventions des participants au mouvement, c’est de voir comment les manifestants investissent une gamme complète de critiques du système, des conséquences qu’ils vivent et comment ils investissent le champ des retraites avec toute une série d’éléments revendicatifs et politiques. On avait raison de penser que les luttes n’avaient pas disparu, même si elles présentaient des formes nouvelles. Mais l’épisode que nous sommes en train de vivre traduit une opposition de classe qui était moins visible dans la période antérieure, du fait de la pression des réformes libérales.

 

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Ce qui est intéressant, c’est que l’on a affaire à un processus (3). Il me paraît évident que les prises de conscience évoluent d’une mobilisation à l’autre, ne serait-ce qu’en réponse à la surdité du gouvernement qui entraîne, en boucle de rétroaction, de nouvelles prises de conscience. Il est important d’être très vigilant à ce qui se crée pendant ce mouvement et d’y participer.

L’annonce de la « fin de l’histoire » laissant place au triomphe néolibéral dans les années 1990 et 2000 résiste-t-elle au caractère « révolutionnaire » de la dialectique historique de Marx, qui ne voit en toute forme faite qu’une transition vers une autre ?
JANINE GUESPIN-MICHEL L’idée de la fin de l’histoire et plus encore peut-être l’idée qu’il n’y a pas d’alternative, le Tina de Margaret Thatcher, représentent à l’heure actuelle une tentative – pour le moment réussie – d’instaurer le fatalisme dans l’imaginaire collectif. Il s’agit d’une prophétie autoréalisatrice. Il est important de voir à quel point cela se base sur une forme de pensée que l’on prend pour du « bon sens ». Ce « bon sens », c’était déjà ce que Marx avait magistralement mis en cause en « remettant sur ses pieds » la logique dialectique hégélienne sous forme de logique matérialiste qu’il a appliquée. Le matérialisme historique, c’est la méthode dialectique appliquée à l’étude de l’histoire, comme Engels a appliqué la méthode dialectique à l’étude de la nature. Cette dialectique matérialiste est l’antidote indispensable à ce soi-disant « bon sens » qui se prétend un mode de pensée naturel et universel, alors qu’il est l’aboutissement appauvri de toute une tradition de pensée occidentale depuis l’antiquité grecque. Il conduit au binarisme (ou bien, ou bien), au manichéisme et à l’idée que tout est immuable. Ce « bon sens » est un allié méconnu mais extrêmement puissant et dangereux de l’idéologie dominante. Face à cela, l’arme dont on dispose, c’est la dialectique matérialiste, mais cette dialectique, on l’a oubliée. Partant, on se prive d’un outil absolument indispensable pour faire pièce à l’idée de la fin de l’histoire, à l’idée de Tina, pour réussir à faire comprendre les choses en termes de processus, de transformations, de contradictions. C’est d’autant plus dommage que les sciences, avec la révolution du complexe, peut apporter à la dialectique une dimension supplémentaire, avec des notions comme l’émergence, la bifurcation, les boucles de rétroaction, et qu’elles explicitent la catégorie dialectique de saut qualitatif. On dispose à l’heure actuelle, avec l’avancée des sciences, d’outils nouveaux pour faire comprendre la dialectique et contribuer à lutter contre ce fatalisme qui est l’atout principal de l’hégémonie idéologique du capitalisme.

JEAN-PAUL SCOT La fin de l’histoire assimilée à l’implosion de l’URSS n’invalide pas la conception marxiste du passage d’un mode de production à un autre, d’une société à une autre, mais seulement les schémas dogmatiques qui justifiaient les pseudo-théories de la « table rase » et du « bond en avant ». Par une caricature de la dialectique marxiste, le volontarisme politique et la violence dans l’histoire ont été légitimés. Mais Marx comme Jaurès – qui qualifiait le marxisme de « socialisme dialectique » – ont analysé très concrètement les mouvements contradictoires par lesquels les premières formes capitalistes avaient pénétré le féodalisme finissant. Le développement des contradictions internes des sociétés capitalistes devait permettre aux forces révolutionnaires d’ébaucher une société nouvelle. Jaurès comme Marx répétaient cependant que les révolutions ne peuvent pas être l’œuvre d’une minorité, aussi énergique et intelligente soit-elle. Lénine lui-même expliquait en 1915-1916 qu’il était impossible de construire le socialisme sans démocratie politique, économique et sociale.

Dès 1901, Jaurès préconise pour la France l’abandon de la dictature du prolétariat et la formule de l’« évolution ­révolutionnaire », qu’il emprunte à Marx en l’adaptant. Il affirme la possibilité d’introduire « des formes nouvelles de propriété » qui soient « des germes de communisme semés en terre capitaliste ». Pas seulement des réformes améliorant la condition des travailleurs, mais des conquêtes qui « fassent peu à peu éclater les cadres du capitalisme ». Lors du Front populaire et plus encore à la Libération, des « réformes révolutionnaires » ont été introduites de fait dans la société française. La Sécurité sociale gérée par les travailleurs, les comités d’entreprise et les nationalisations démocratiques étaient en puissance du communisme « déjà là ». Mais ces réformes démocratiques furent bien vite dénaturées en raison du rapport des forces nationales et internationales et de la division des travailleurs conscients.

JANINE GUESPIN-MICHEL L’opposition à l’idée de réforme révolutionnaire est un exemple typique de la nocivité du soi-disant « bon sens ». Pour le « bon sens », une réforme amoindrit les méfaits du capitalisme, alors qu’une révolution détruit le capitalisme. Donc, l’idée même de réforme révolutionnaire pour la pensée simpliste et analytique est un oxymore ou une contradiction absurde. Et c’est bien une notion dialectique, qui implique un processus pour son émergence comme pour son maintien, et le dépassement de la contradiction entre réforme et révolution. La Sécurité sociale créée en 1946 est l’exemple typique, comme le souligne Jean-Paul Scot, d’une réforme révolutionnaire qui, lorsqu’elle a été mise en place, a réellement affaibli le capital en le privant d’une importante part de pouvoir. Mais elle n’a pas été explicitée en tant que telle, dans sa complexité dialectique, si bien qu’elle a été rapidement édulcorée, privée de son aspect révolutionnaire par le capital. Pour pouvoir maîtriser, maintenir et développer le caractère révolutionnaire de ces réformes, on a impérativement besoin d’expliciter pour nous-mêmes et pour les autres leurs caractéristiques dialectiques, contraires au « bon sens » dominant. Faute de quoi, il sera toujours difficile de faire partager politiquement cette dimension pour la rendre pérenne face aux attaques du capital.

JEAN-CHRISTOPHE LE DUIGOU Il est symptomatique de voir, d’un côté, une telle approbation de la lutte engagée ; de l’autre, une majorité de salariés qui considèrent que cette lutte ne va pas déboucher et que la réforme sera appliquée. Cela nous renvoie à l’idée que l’argument d’une « absence d’alternative » n’empêche pas un engagement dans l’action. Cela nous amène aussi à considérer que la rupture est un processus qui charrie des éléments contradictoires. Cela nous confirme dans le fait qu’on ne peut pas attendre que le vécu conduise de lui-même à bouleverser l’ordre social sans une intervention politique.

À quels chantiers théoriques et pratiques la pensée critique de Marx, libérée d’un certain nombre d’inhibitions mais aussi de mutilations, peut-elle participer aujourd’hui ?
JEAN-PAUL SCOT Au-delà de l’actualisation possible de ­réformes révolutionnaires, nous devons repenser avec Marx de façon dialectique les rapports entre écologie et communisme. Marx n’a pas été le productiviste que l’on croit. Il a fait des analyses pionnières sur le ravage des sols par l’agriculture capitaliste intensive et sur le rapport dialectique impliquant l’homme et son environnement. Il a dénoncé la façon dont le capitalisme a traité la nature comme objet de consommation et moyen de production pour les hommes et démontré que le capitalisme détruisait aussi bien les hommes que la terre. Le mouvement de l’histoire s’explique par la double contradiction entre les forces productives naturelles et humaines et les rapports sociaux. Mais nous avons surtout analysé les contradictions entre le capital et le travail, les contradictions au sein des rapports sociaux. Nous avons négligé trop souvent l’étude de la destruction des forces productives naturelles parce que nous avons séparé les rapports sociaux des forces productives, alors que ces rapports sociaux ne sont, pour moi, que les exposants des forces productives naturelles et humaines. On ne peut les séparer. Aujourd’hui, le productivisme et la financiarisation détruisent plus que jamais les ressources naturelles. Il est urgent de développer l’idée que la sortie du capitalisme suppose le rassemblement de tous nos efforts : travailleurs, intellectuels et manuels, jeunes et moins jeunes, car il s’agit d’agir pour que le capitalisme ne détruise pas l’humanité en même temps que la planète.

JEAN-CHRISTOPHE LE DUIGOU Je souhaiterais que l’on développe trois chantiers qui constitueraient une sorte de programme de travail à caractère marxiste à l’échelon de la société. Premier chantier, reprendre la critique du libéralisme que Marx a développée. Je la trouve particulièrement stimulante dans la mesure où elle vise à faire comprendre les illusions du capitalisme et qu’elle est un appel à la créativité révolutionnaire. Autrement dit : déterminer des réponses nouvelles aux problèmes qui se posent. Je pense à une phrase de Marx : « Les économistes nous expliquent comment on produit dans des rapports de production donnés mais pas comment ces rapports se reproduisent. » On a à travailler sur la reproduction de ces rapports pour déboucher sur une autre réalité sociale. Deuxième chantier, c’est celui de la place du travail. Marx disait qu’il ne peut pas être pris comme valeur économique. C’est l’idée qui pourtant inspire Macron et ceux qu’il représente dans sa réforme des retraites comme dans ses propositions dans le domaine du travail et de l’emploi. Il y a la nécessité de prendre le travail dans toute sa réalité : le travail qui est à la fois un producteur de lien social et le travail qui est un élément de construction d’identité, c’est-à-dire un travail qui peut devenir positif et qui existe dans la conscience de la lutte pour défendre la retraite. Ce n’est pas le non-travail contre le travail, mais c’est l’ambition de transformer le travail lui-même. Enfin, le troisième chantier, qu’on n’a pas encore évoqué mais qui me paraît essentiel, c’est la question des nouveaux pouvoirs. Peut-être qu’en tant qu’ancien responsable syndical, j’y suis particulièrement sensible. Il y a besoin de définir des nouveaux pouvoirs sur l’économie pour se libérer des contraintes et ne pas attendre d’un retour de l’État, en soi, la solution au problème, d’autant que ce retour de l’État peut conduire à des solutions autocratiques. L’ouverture de ces trois chantiers est à la fois une opportunité et une exigence pour faire avancer des idées nouvelles, en s’appuyant sur les éléments et des concepts acquis dans la démarche marxiste.

JANINE GUESPIN-MICHEL Personnellement, vous l’avez compris, le chantier, le sillon que j’essaie de labourer, c’est celui de la nécessité d’une pensée dialectique. Pour revenir sur ce que disait Jean-Paul Scot, le fait que l’on ne sache pas articuler travail et écologie, par exemple, relève de ce mode de pensée dominant qui disjoint et sectorise toutes les questions. Il y a la nécessité d’une vision globale dynamique, d’une pensée dialectique incluant la complexité. C’est un chantier à prendre explicitement à bras-le-corps car la prégnance du mode de pensée pragmatique, statique, du « bon sens » dominant, fait partie des obstacles qu’il est nécessaire de lever pour affiner et même rendre crédibles nos interventions politiques ­visant à transformer le monde.

(1) Auteur de  Jaurès et le réformisme révolutionnaire, Seuil, 2014, et de Jaurès et Marx : le dialogue sur l’évolution révolutionnaire, tome IV de Marx et la France, éditions de l’Humanité, 2018. (2) Auteur du  Petit Livre des retraites, à l’usage de ceux qui veulent les défendre, en collaboration avec Pierre-Yves Chanu, éditions de l’Atelier, 2010, et de Pourquoi nous travaillons, éditions de l’Atelier, 2013. (3) Autrice de  Complexité, dialectique et émancipation, éditions du Croquant, 2019, et de Pratiques écomunistes et dynamiques émancipatrices, avec André Prone, éditions du Croquant, 2021.

 

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