Entretien avec Ken Loach : manipulation de l’opinion, inégalités obscènes, casse des services publics, Ukraine…

Ken Loach : « Il faut expulser le secteur privé, politiser la grève »

À l’heure des fortes mobilisations en France et en Grande-Bretagne, nous avons croisé la route du cinéaste et témoin des luttes sociales. Aguerri, il n’en reste pas moins saisi par l’ampleur de la catastrophe. Manipulation de l’opinion, mise à mort des services publics, inégalités obscènes… Le combattant, la rage intacte, appelle à agir, car un autre monde est possible, et nécessaire.

Publié le Samedi 25 février 2023 Marie-José SirachPierre Barbancey

Ken Loach analyse pour nous ce qui lui semble primordial dans le mouvement actuel : le débouché politique des actions qui se développent. Film après film, il façonne un contre-récit à l’imaginaire dominant en donnant des visages à la lutte, à la précarisation de l’emploi ou aux oubliés de l’histoire et continue de vilipender le système néolibéral. © Renaud Monfourny/Leextra/opale-photo

Ken Loach analyse pour nous ce qui lui semble primordial dans le mouvement actuel : le débouché politique des actions qui se développent. Film après film, il façonne un contre-récit à l’imaginaire dominant en donnant des visages à la lutte, à la précarisation de l’emploi ou aux oubliés de l’histoire et continue de vilipender le système néolibéral. © Renaud Monfourny/Leextra/opale-photo
 

À 86 printemps, Ken Loach, double palme d’or, n’a rien perdu de sa verve, de son humour, ni renoncé à ses idéaux. Invité début février à l’Écran de Saint-Denis dans le cadre du festival Regards satellites, le cinéaste est venu présenter sept de ses films et a participé à une master class animée par Tangui Perron, histoirien du cinéma, devant une salle comble jusque dans les travées. Un marathon formidable dans le cinéma de Ken Loach, de « Riff-Raff » (1991) à « Sweet Sixteen » (2002) en passant par « la Part des anges » (2012) et « Sorry We Missed You » (2019). Des films qui mettent en scène des hommes, des femmes, des enfants qui, s’ils se heurtent à l’univers impitoyable du capitalisme, trouvent des ressorts dans l’amitié, l’amour et la solidarité. Le cinéma de Ken Loach, c’est une grande claque aux tenants du No alternative ; un pied de nez à la fatalité, au désespoir. Le cinéma de Ken Loach, c’est ce qui rend plus fort et redonne le goût de se battre, de vivre. Et comme Ken Loach est anglais, il ne manque ni d’humour ni de panache. L’humour, chez lui, est une arme de résistance massive. Et contagieuse. On sait que dans la vraie vie, de ce côté de l’écran, la réalité est dure. Le cinéma de Loach, c’est ce qui nous permet de rêver quand on ne rêve plus, d’imaginer un autre monde. Ses documentaires, qui figuraient au programme de cette journée incroyable, en attestent. « Which Side Are You on ? » (de quel côté es-tu ?-1984) et « les Dockers de Liverpool » (1996) sont de formidables témoignages d’hommes et de femmes au combat. La parole y circule, libre, décomplexée, vive. Ces films racontent des luttes ouvrières en Grande-Bretagne, dans l’énergie comme dans la défaite. On y chante des chants de résistances dans les pubs ; on prend de méchants coups de matraque ; on rit, on pleure. Ken Loach ne triche pas, il n’enjolive pas les situations. Mais le cinéma lui permet d’inverser le rapport de forces. Et si on imaginait, même le temps d’un film, un autre possible, semble-t-il nous dire ?

 

Dans « Which Side Are You on » (de quel côté es-tu ?), il y a presque quarante ans, vous évoquiez la longue grève des mineurs britanniques. Aujourd’hui, votre pays est traversé par un mouvement social inédit. Qu’est-ce qui a changé durant toutes ces décennies ?

En quarante ans, on peut dire qu’il y a eu énormément de changements. Lorsque j’ai réalisé ce documentaire en 1984, cela correspondait à un moment pivot dans la politique de Margaret Thatcher, alors première ministre, qui mettait en place sa politique néolibérale. À l’époque, les syndicats étaient forts. Aujourd’hui ils sont particulièrement affaiblis. Les services publics ont presque tous été privatisés, y compris le Service national de santé (NHS). La présence de sociétés dont les actionnaires n’ont qu’un seul but, faire du profit, a augmenté massivement. Et bien sûr, les services fournis sont bien plus mauvais, la société se désintègre partout. Ce constat explique le nombre très important de grèves dans différents secteurs. Les salariés prennent la mesure de ce qui se passe, de tout ce qui disparaît avec la casse du service public, pourtant essentiel. Toutes les professions sont touchées. Les pompiers ont tiré le signal d’alarme, les transports sont dans le chaos, les professeurs dénoncent une école dans un tel état d’abandon qu’ils ne peuvent enseigner correctement. C’est la conséquence directe de la mise en place de la politique néolibérale de Thatcher et de la défaite des mineurs à l’époque.

Icon QuoteLES SALARIÉS PRENNENT LA MESURE DE CE QUI SE PASSE, DE TOUT CE QUI DISPARAÎT AVEC LA CASSE DU SERVICE PUBLIC, POURTANT ESSENTIEL. TOUTES LES PROFESSIONS SONT TOUCHÉES.

Le cinéma peut-il être un outil pour la lutte ?

Il l’est à partir du moment où l’histoire que vous racontez défie le récit dominant. Et ce qui est dominant, de nos jours, c’est l’idée que la liberté c’est le libre marché, l’individualisme et réaliser des profits, c’est la liberté d’exploiter. C’est la liberté pour quelques-uns, pas pour tous.

 

Comment vous est venue l’idée, pour déjouer la censure lors du tournage de « Which Side Are You on », d’utiliser les poèmes des femmes de mineurs et des mineurs eux-mêmes ?

Beaucoup, pas seulement moi, essayaient d’obtenir une commande pour réaliser un documentaire qui pourrait être diffusé à la télévision afin d’être vu par le plus grand nombre. J’ai eu le feu vert grâce à Melvyn Bragg. Il dirigeait alors la principale émission hebdomadaire du petit écran consacrée à l’art, « The South Bank Show » sur ITV, une chaîne commerciale mais indépendante. L’audience du show était énorme. Melvyn Bragg a accepté de me passer commande et, dans le cahier des charges, je devais proposer des chansons, des poèmes, bref, il fallait que cela ait un rapport avec la création littéraire. J’ai trouvé toute cette matière dans la grève. Tout venait de la grève ! Les chansons, les poèmes que disaient les mineurs dans les pubs. Ce que la chaîne n’a pas mesuré, c’est que beaucoup de ces textes traitaient de la violence policière. Il nous fallait aussi illustrer ces chansons et ces poèmes par des images. Or les principales chaînes de télévision ne filmaient pas les brutalités de la police, ou en tout cas ne les montraient pas. Nous avons donc pris en très grande majorité des images tournées par des amateurs, notamment des étudiants. Le documentaire n’a pas été programmé tout de suite. Il l’a finalement été sur Channel 4, mais seulement quand les dirigeants de la chaîne ont eu la certitude que les mineurs avaient perdu la partie et que la grève allait s’arrêter.

Icon Quote AUJOURD’HUI, CE QUI EST DOMINANT, C’EST L’IDÉE QUE LA LIBERTÉ C’EST LE LIBRE MARCHÉ, L’INDIVIDUALISME ET RÉALISER DES PROFITS, C’EST LA LIBERTÉ D’EXPLOITER. LA LIBERTÉ POUR QUELQUES-UNS, PAS POUR TOUS.

La censure s’exerce-t-elle de la même manière aujourd’hui qu’il y a quarante ans ?

Elle est beaucoup plus intelligente, plus maligne de nos jours. Les dirigeants des médias déterminent l’agenda de l’actualité. Il y a plein d’exemples. En 2017, le Parti travailliste britannique, le Labour Party, social-démocrate, était dirigé par Jeremy Corbyn. Corbyn a fait opérer un virage à gauche à son organisation. Dans son programme, il proposait d’en finir avec les privatisations des services publics, de développer les investissements publics dans une industrie respectueuse de l’environnement et d’investir dans les nouvelles technologies pour l’énergie verte. Le tout, avec un contrôle démocratique nouveau. Corbyn était également critique vis-à-vis de l’Otan. Il voulait que la Grande-Bretagne reconnaisse l’État de Palestine. L’establishment a eu peur de son programme. Parce que, s’il était appliqué, il remettait en cause l’Alliance atlantique, empêchait le capital de réaliser des profits sur le dos des services publics. Les conservateurs, la presse se sont alors déchaînés contre lui dans le but de le détruire, de le décrédibiliser. Que se passe-t-il maintenant ? Alors que Corbyn a failli gagner les élections il n’y a même pas cinq ans, personne ne se réfère à son programme. Son nom même n’apparaît plus. Il est en proie à une omerta totale car, s’il avait remporté les élections, avec un tel programme il aurait changé la face de l’Europe, aurait réduit le pouvoir du capital. Désormais, il n’existe plus. Il a été purement et simplement rayé de l’espace public et des médias.

Pourquoi, selon vous, un tel acharnement contre Jeremy Corbyn ?

Une autre des raisons du black-out qui frappe Jeremy Corbyn est qu’il fallait empêcher toute critique de l’Otan au moment du conflit en Ukraine. Il y a vingt-cinq ans, déjà, des commentateurs américains alertaient sur la prévisible réaction de la Russie dès lors qu’elle serait encerclée par des pays membres de l’Otan. Ils ont encerclé la Russie et il y a, bien évidemment, une réponse. Mais critiquer cette politique de l’Otan, dénoncer la dangerosité d’une telle escalade guerrière n’est même pas considéré. Les intérêts de l’Alliance et de l’Occident, quelles qu’en soient les conséquences, passent avant tout débat contradictoire. Et, bien sûr, ça a donné la guerre en Ukraine. Vous n’avez pas le droit non plus de mentionner les tendances d’extrême droite qui s’aiguisent en Ukraine, la présence d’éléments fascistes. Vous ne pouvez pas en parler.

 

Tout comme il est difficile d’évoquer la Palestine. Si l’on s’en tient à la parole dominante diffusée dans les médias, Israël tue des Palestiniens parce que ce sont des terroristes. Vous ne pouvez pas mettre en avant un récit alternatif. Même la BBC n’est pas à l’aise quand Amnesty International décrit Israël comme un État d’apartheid. Vous ne pouvez pas le dire. Vous ne pouvez pas appeler à la campagne « Boycott, désinvestissement et sanctions » (BDS), qui est pourtant une campagne pacifique. Vous ne pouvez l’évoquer ou alors c’est que vous êtes antisémite.

 

Évidemment, tous ces médias disent qu’ils sont indépendants. Dans la réalité, leurs propos sont nettoyés en amont, édulcorés. Aujourd’hui, je pourrais faire ce documentaire sur la grève des mineurs parce que ce n’est plus un problème, ça ne représente plus un danger. Mais si vous voulez traiter d’un sujet dont la classe dominante ne connaît pas l’issue, elle vous stoppe net.

Icon Quote ALORS QUE JEREMY CORBYN A FAILLI GAGNER LES ÉLECTIONS EN 2017, SON NOM MÊME N’APPARAÎT PLUS. IL EST EN PROIE À UNE OMERTA TOTALE. IL A ÉTÉ RAYÉ DE L’ESPACE PUBLIC ET DES MÉDIAS.

En France, comme autrefois en Grande-Bretagne, le gouvernement justifie ses réformes en reprenant à son compte la phrase de Margaret Thatcher : « There is no alternative », il n’y a pas d’alternative. Au-delà de l’espoir suscité par les mobilisations populaires actuelles, en France comme outre-Manche, plane le risque de l’échec…

C’est tout l’enjeu. Dans mon pays, les syndicats sont redevenus populaires. Leur nombre d’adhérents est en constante augmentation. Tous ces gens qui sont en grève, infirmières, cheminots, enseignants, savent bien que le Parti travailliste est à droite et qu’il ne changera rien. Mais l’enjeu est au-delà des grèves. Les salariés peuvent obtenir des avancées pour améliorer leurs conditions de travail et des augmentations de salaire. Mais les leaders syndicaux n’arrêtent pas de répéter que ce n’est pas une grève politique. Or, s’il n’y a pas une réponse politique, si la grève n’est pas liée aux changements politiques nécessaires comme, par exemple, expulser tout le secteur privé de notre système de santé, on risque de devoir se battre à nouveau sur les mêmes questions dans six mois, dans un an ou plus. Le véritable enjeu est donc de politiser la grève.

Icon Quote TOUS CES GENS QUI SONT EN GRÈVE, INFIRMIÈRES, CHEMINOTS, ENSEIGNANTS, SAVENT BIEN QUE LE PARTI TRAVAILLISTE EST À DROITE ET QU’IL NE CHANGERA RIEN. MAIS L’ENJEU EST AU-DELÀ DES GRÈVES.

Faut-il créer de nouvelles solidarités entre les travailleurs européens en lutte ?

Bien sûr. À chaque fois que nous faisons des meetings en Grande-Bretagne, il faut qu’il y ait des travailleurs français présents. À chaque fois que vous faites des meetings, il faut qu’il y ait un pompier, une infirmière, un cheminot ou un enseignant britannique à vos côtés.

Vous finissez le montage de votre prochain film. Quel en est le sujet ?

Je ne veux pas trop en parler. Mais l’histoire se situe dans un village du nord de l’Angleterre, un ancien village de mineurs où il ne reste plus rien. C’est là qu’ont été installés des réfugiés syriens. C’est un endroit très pauvre qui pourtant accueille plus de réfugiés que n’importe quel autre village. Les maisons ne sont pas chères… C’est un coin caché de pauvreté. Certains habitants vont être solidaires. D’autres vont développer un certain racisme, comme on peut le voir et l’entendre dès lors qu’il y a des étrangers. Mais… je ne vous en dirai pas plus !

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