L’ERREUR STRATÉGIQUE
Par Bertrand Mertz, avocat’..
Depuis plusieurs années, une partie de la gauche, LFI singulièrement, semble s’être éloignée de son socle historique : la critique radicale du capitalisme et la défense du monde du travail.
À mesure que s’imposaient dans le débat public les thématiques identitaires – qu’elles soient ethniques, religieuses, culturelles ou de genre – le rapport capital/travail s’est vu relégué au second plan.
Le langage de l’exploitation a cédé la place à celui de la diversité ; l’ouvrier a été remplacé par la figure de la victime symbolique ; la solidarité de classe s’est effacée derrière une cartographie morcelée des oppressions.
Or ce glissement n’est pas neutre. Il n’est pas seulement une erreur stratégique ; il constitue un renoncement aux idéaux fondamentaux de la gauche.
En mettant l’accent sur les identités plutôt que sur les rapports sociaux fondamentaux, cette gauche a paradoxalement désarmé politiquement les classes populaires et les a divisées.
Elle a détourné leur colère vers des conflits secondaires, souvent montés en épingle par les médias ou les élites, pendant que les inégalités réelles – celles qui structurent la société – continuent de se creuser.
Le capitalisme n’est pas aveugle : il sait très bien intégrer les discours d’inclusion et de reconnaissance, tant qu’ils ne remettent pas en cause ses fondements.
Il peut repeindre ses murs aux couleurs de toutes les minorités, tant qu’on ne touche pas à ses coffres.
Il peut promouvoir des chartes de diversité dans des entreprises où l’on surexploite, invisibilise ou précarise des femmes, des immigrés, des jeunes.
C’est ce que Patrick Tort a nommé l’idéologie « progressiste » dominante, faisceau complexe de contestations internes tolérées, voire stimulées par la gestion politique et idéologique du capitalisme, car sectorielles et hautement propices au brouillage et au fractionnement des solidarités et des luttes.
Et c’est ce que la philosophe Nancy Fraser nomme le progressisme néolibéral : un vernis inclusif sur un fond inégalitaire.
Cela ne signifie pas qu’il faille mépriser ou ignorer les luttes contre le racisme, le sexisme, l’homophobie, l’islamophobie ou toute autre forme de discrimination.
Ces combats sont justes et nécessaires. Mais à une condition essentielle : qu’ils ne soient pas coupés de la lutte sociale, qu’ils ne deviennent pas des causes autonomes, flottant au-dessus du réel, facilement récupérables par ceux-là mêmes qui perpétuent l’exploitation.
Car toutes les formes d’oppression que la gauche doit combattre s’enracinent dans un système économique et social qui a besoin d’exclure, de diviser, de hiérarchiser pour se maintenir.
Mais la classe dominante a développé une stratégie encore plus élaborée : l’utilisation cynique des revendications intersectionnelles. Détournées de leur objectif originel, ces dernières ont pris souvent une forme caricaturale et même ridicule, poussée à l’extrême pour aggraver les divisions sociales.
Cette instrumentalisation consiste à exacerber les différences identitaires pour isoler les catégories populaires, les accuser de manquer de tolérance ou de sensibilité aux luttes « modernes ». Cela a pour effet d’atomiser les luttes sociales, de dépolitiser les revendications et de faire passer les classes populaires pour archaïques, dépassées, voire réactionnaires.
En faisant ainsi monter des stéréotypes et en alimentant des débats secondaires, cette manipulation empêche une véritable solidarité entre ceux qui partagent la condition commune des exploités.
Pour parvenir à ce but, la classe dominante, qui contrôle les moyens modernes de diffusion de l’information (chaînes d’information continue, réseaux sociaux, presse et médias en général), a sélectionné les représentants les plus caricaturaux de la gauche pour les mettre en avant et en faire les représentants de la gauche tout entière.
Et même si Jean-Luc Mélenchon s’est défendu d’abandonner la classe ouvrière à l’extrême droite, c’est bien là le résultat que son organisation n‘a pas su empêcher, et auquel elle a même participé, pour les raisons exposées plus haut.
Le défi pour une gauche fidèle à ses principes n’est pas de choisir entre la classe et l’identité, ou de donner la priorité à l’une sur l’autre, mais de les articuler.
D’inscrire la lutte contre le racisme dans la lutte contre l’exploitation.
De relier l’égalité femmes-hommes à celle des salaires, du soin, du logement.
De comprendre que l’émancipation ne peut être fragmentée sans devenir impuissante.
Recentrer la critique de gauche sur le rapport Capital/Travail, ce n’est pas nier les autres combats : c’est leur donner un sol, une cohérence, une force.
C’est reconstruire un vrai front populaire où toutes les voix des opprimés peuvent se rejoindre, non dans la concurrence des douleurs, mais dans la solidarité des résistances.