Dette publique : un prétexte pour imposer l’austérité

Article dans l’Humanité Magazine du 21 novemgre 2024

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« Un revolver sur la tempe des populations » : comment les gouvernements successifs ont orchestré la panique générale sur la dette

Les 3 200 milliards d’euros de créances de l’État français servent aujourd’hui aux gouvernants pour réduire drastiquement la dépense publique et attaquer notre modèle social. Une vieille recette largement éculée mais toujours appliquée.

Emilio Meslet

Le système actuel fait de la dette une rente pour certains (les 20 % les plus aisés, détenteurs de créances) et pour d’autres un alibi permettant de justifier l’austérité (le ministre Laurent Saint-Martin).
Pour Harry Potter, c’est Voldemort ; pour Luke Skywalker, c’est Dark Vador ; pour Batman, c’est le Joker. Mais, pour les libéraux, la grande ennemie n’a ni baguette magique ni sabre laser rouge et encore moins le sourire de l’ange. Cette Némésis n’est faite que de chiffres et de virgules. Et pourtant, elle serait la méchante ultime, le danger suprême, voire la priorité des priorités : la dette publique. Cette catastrophe latente justifierait à elle seule de tout mettre en œuvre pour l’éradiquer. Quoi qu’il en coûte, serait-on tenté d’écrire.

Les gouvernements passent mais l’antagoniste demeure. Elle gagne même du terrain, malgré les promesses de ceux qui se succèdent au pouvoir, tous pétris du même paradigme économique. Ce qui n’empêche aucunement les nouveaux arrivants, à chaque passation, d’y aller de leur alarmisme pour préparer les esprits au carnage. Ainsi, déjà en 2007, le premier ministre François Fillon se trouvait, d’après ses mots, « à la tête d’un État qui est en situation de faillite sur le plan financier ». Mais à la fin du mandat de Nicolas Sarkozy en 2012, la dette avait progressé de 25 points pour presque atteindre les 1 900 milliards d’euros.

Un « prétexte pour justifier les coupes claires dans le financement des services publics »

« Qu’il n’y ait pas un euro de plus à la fin de mon quinquennat par rapport à son début en termes de dette », s’engage alors François Hollande, qui quittera l’Élysée avec 10 points de dette supplémentaires. Un libéral – un vrai, un dur – le remplace : « Ne pas réduire nos dépenses courantes et notre dette serait irresponsable pour les générations à venir », promet, en 2017, Emmanuel Macron.

Sept ans plus tard, à la fin du deuxième trimestre 2024, la dette française avait progressé de 1 000 milliards d’euros (+ 17 points) pour dépasser les 3 200 milliards. Soit 112 % du PIB annuel au lieu des 60 % fixés par les critères européens, eux-mêmes arbitrairement définis par les libéraux. La faute au Covid et le fameux « quoi qu’il en coûte », jurent-ils. La faute à notre « modèle social », ajoutent-ils, assurant les uns après les autres que « la France vit au-dessus de ses moyens ».

Rebelote avec Michel Barnier cette année, qui dès son arrivée à Matignon prend un air solennel. « La situation budgétaire que je découvre est très grave », déclare-t-il, mi-septembre, juste avant de promettre une nouvelle cure d’austérité. Le premier ministre a bâti un projet de loi de finances pour 2025 sabrant 40 milliards d’euros de dépense publique. Une purge dramatique pour les services publics. Et pourtant, selon le baromètre Elabe du 3 octobre dernier, « 82 % des Français jugent urgent de réduire la dette publique en France », fanfaronne, sur son site Internet et sous couvert de pédagogie, le ministère de l’Économie, qui se drape dans une prétendue légitimité populaire. La dette, qui sert de pilule pour faire avaler l’austérité, est en réalité peu à peu devenue une arme libérale de destruction massive des aspirations populaires.

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Que faire de la dette publique ? (1/2)

« La droite, l’extrême droite et les idéologues néolibéraux savent quoi faire de la dette publique : s’en servir comme prétexte pour justifier les coupes claires dans le financement des services publics, à la seule exception des dépenses de guerre et des aides aux profits des grandes entreprises », relève l’économiste communiste Denis Durand. Une fonction politique que résumait Benjamin Lemoine, auteur de « la Démocratie disciplinée par la dette », dans les colonnes de « l’Humanité » comme « une sorte de revolver sur la tempe des populations ».

« Depuis 1979, nous sommes à plus de 1 300 milliards d’euros d’intérêts versés aux marchés financiers »

« Il y a deux manières de conquérir et d’asservir une nation, l’une est par les armes, l’autre est par la dette », disait même John Adams, deuxième président des États-Unis. La citation a plus de deux cents ans mais elle fait toujours recette. La dette n’est pourtant ni bonne ni mauvaise par essence : tout dépend de ce qu’elle sert à financer et de la façon de la rembourser ! Concernant la dette française, d’où vient-elle ? Pas de notre modèle social. Il est d’ailleurs parfaitement possible de la réduire sans s’attaquer à la dépense publique. Un exemple ? Elle était à 160 % du PIB en 1945, et est tombée à 20 % du PIB vingt plus tard, période pendant laquelle la France n’a pas du tout eu recours à l’austérité, bien au contraire.

 Le problème n’est pas la dette mais ce que l’on en fait. Gaver les entreprises ou bien investir dans la santé relève d’un choix politique.
© Arnaud Le Vu / Hans Lucas via AFP

« La dépense publique permet une consommation et des investissements qui seront à leur tour sources de recettes futures », insiste la députée PS Christine Pirès-Beaune. Le tournant de notre dette actuelle s’est opéré dans les années 1970 avec la financiarisation de l’économie et la fin d’une politique d’emprunts gérée avec la Banque de France. « Notre dette depuis tient à la fois aux cadeaux fiscaux que nous avons faits aux plus riches, à certaines crises économiques typiques du capitalisme et au remboursement des intérêts de la dette elle-même ! Depuis 1979, nous sommes à plus de 1 300 milliards d’euros d’intérêts versés aux marchés financiers. Autant d’argent qui ne va pas au développement des services publics, à la justice sociale et à la transition écologique. Il est là le véritable boulet de la dette », s’indigne l’ancien sénateur PCF Éric Bocquet, spécialiste du sujet.

Des privatisations qui font perdre plus de milliards aux caisses de l’État qu’elles n’en ont fait gagner

Pour autant, la situation est-elle devenue désespérée ? « La France n’est pas endettée à hauteur de 3 200 milliards d’euros sur la seule année 2024 mais sur huit ans et demi, soit la durée moyenne de nos emprunts. Cela fait passer la dette de 112 % à 13 %, ce qui est moins effrayant », rappelle Éric Coquerel, président (FI) de la commission des Finances de l’Assemblée nationale. L’épargne des Français, elle, est supérieure à 6 000 milliards d’euros. Le pays est donc loin de la ruine, et des solutions existent.

Elles ne sont pas du côté des coupes budgétaires, qui depuis vingt ans ne sont pas parvenues à enrayer la hausse de la dette. « Le poids de la dette s’est envolé en raison de l’accumulation des déficits. Une fois de plus, la preuve est faite que prétendre relancer l’activité par des baisses d’impôts des plus riches est seulement une fable pour accompagner des choix politiques en faveur des classes favorisées », tacle Christine Pirès-Beaune.

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Car si la dette s’est creusée, c’est avant tout contre les classes populaires, là où la fortune des 500 familles les plus riches a plus que triplé en dix ans. Les politiques menées par Emmanuel Macron, lequel organise sa propre impuissance financière, ont coûté cher depuis 2017 : suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (4 milliards d’euros par an), suppression de la taxe d’habitation (28 milliards), mise en place de la flat tax (1 milliard), baisse de l’impôt sur les sociétés (11,5 milliards), baisse de cotisations patronales (20 milliards)… « Supprimer pour 62 milliards d’euros par an de recettes fiscales – le même montant d’économies recherché par l’actuel gouvernement –, c’est choisir de creuser le déficit et donc, à terme, la dette », explique Nicolas Sansu, député PCF.

Le gouvernement creuse la dette et s’en sert d’excuse pour accélérer le désarmement de l’État au profit du marché. Pour résorber la dette, l’ancien ministre Gérald Darmanin a proposé de céder 10 % des participations de l’État dans certaines entreprises. L’actuel ministre des Comptes publics, Laurent Saint-Martin, s’est dit ni « opposé » ni « choqué » par ce « débat intéressant ». Et ce, alors même que les privatisations, comme celle des autoroutes, ont fait perdre beaucoup plus de milliards aux caisses de l’État qu’elles n’en ont fait gagner…

Au nom de la dette, les gouvernements se privent de recettes futures ! « Il faut qu’on se réveille », a aussi tonné le ministre de l’Économie Antoine Armand, qui face au déficit propose que les Français travaillent davantage, via l’abandon d’un jour férié. « Sinon, la France est plus vulnérable », ose-t-il, alors que les Français n’ont jamais produit autant de richesses, de plus en plus captées par quelques-uns.

« La dette sert-elle à alimenter les marchés financiers ? »

« Avec la dette, nous sommes mis dans la position du lapin devant les phares de la voiture », regrette Nicolas Sansu, pour qui il y a d’urgence un débat public à mener. « La dette est-elle un processus de financement pour répondre aux besoins sociaux et humains comme la transition écologique ou sert-elle à alimenter les marchés financiers ? » fait-il mine de se questionner. Pour l’heure, les intérêts de la dette représentent le second poste de dépenses de l’État, avec 48 milliards d’euros en 2023, soit 12 % du budget. En 2027, selon Bercy, le chiffre pourrait passer à 72 milliards d’euros et dépasser les crédits du ministère de l’Éducation nationale. « Ce serait supportable s’il s’agissait d’une dette permettant de réduire notre dette écologique, qui est prioritaire », mesure Éric Coquerel.

Une autre dette est donc possible en retrouvant notre souveraineté budgétaire et une politique d’emprunt vertueuse. « C’est un choix politique. Quand il a fallu internaliser une partie de la dette au moment de la crise du Covid, on l’a fait, note Nicolas Sansu. Les libéraux ont, depuis la création du système monétaire européen puis de la monnaie unique, une monnaie qu’ils disent non pilotable avec une banque centrale indépendante. » Il reste cependant tout à fait possible de confier le financement des États européens à la Banque centrale européenne, à taux zéro, et non aux marchés financiers. Et peut-être pourrons-nous crier alors « vive la dette ! ».



Dette publique : « Il faut s’affranchir de la dépendance aux marchés » analyse l’économiste Denis Durand

Que ferait un gouvernement de gauche de nos déficits publics ? L’économiste communiste Denis Durand trace les contours d’une politique d’endettement progressiste, qui permettrait de répondre aux besoins essentiels de la population sans couper dans les dépenses publiques ni faire d’économies sur l’avenir.

Publié le 22 novembre 2024

Cyprien Boganda

« N’oublions pas qu’entre 2008 et 2021 la BCE et les banques centrales nationales ont injecté 7 000 milliards d’euros dans la zone euro, notamment sous forme de rachats de titres de dette publique », rappelle Denis Durand.
© Albert Facelly

À quoi devrait ressembler une politique d’endettement « de gauche » ?

Plutôt que d’endettement, avec sa connotation culpabilisatrice, il vaut mieux parler d’avances de fonds pour réparer et développer nos services publics. C’est indispensable, il n’y a qu’à voir l’état de délabrement de nos hôpitaux, de la justice, de l’éducation nationale… Pour réaliser le programme du Nouveau Front populaire, nous estimons nécessaire d’embaucher au moins 500 000 fonctionnaires supplémentaires en cinq ans, soit 21 milliards d’euros de dépenses publiques chaque année. On nous répondra que c’est énorme. Peut-on s’en passer ? Non. C’est un choix politique vital pour le pays et pour celles et ceux qui y vivent.

Au prix d’une hausse de notre endettement public ?

Dans un premier temps, les nouvelles dépenses se traduiront par une augmentation du déficit budgétaire. Bien sûr, on pourra dégager de nouvelles recettes en augmentant les impôts pesant notamment sur les grandes entreprises. Mais, même si on confisquait tous les profits du CAC 40 – 150 milliards en 2023 –, cela ne suffirait pas à financer l’ensemble des mesures prévues dans notre programme : embauches et formation dans les services publics, augmentation des salaires, retraite à 60 ans, neutralité carbone à l’horizon 2050… Il faut donc que l’économie crée plus de richesses.

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Aujourd’hui, l’État s’endette en émettant des obligations sur les marchés financiers, ce qui nous expose aux aléas des marchés. Si les détenteurs de portefeuilles considèrent un jour que la politique de l’État français ne leur convient plus, les taux d’intérêt exploseront. Peut-on imaginer qu’ils approuveraient une politique de développement des services publics avec des embauches de fonctionnaires ? Il nous faut donc nous affranchir de cette dépendance.

Comment faire ?

Le problème est d’une telle ampleur qu’il faut interpeller directement la Banque centrale européenne (BCE) pour qu’elle mette sa création monétaire au service du développement des services publics. N’oublions pas qu’entre 2008 et 2021 la BCE et les banques centrales nationales ont injecté 7 000 milliards d’euros dans la zone euro, notamment sous forme de rachats de titres de dette publique. Mais cette inondation de liquidités est loin d’avoir suscité une création de richesses équivalente. Nous proposons de procéder de manière plus simple : cet argent doit financer des projets prioritaires de développement des services publics décidés démocratiquement dans chaque pays.

On nous rétorquera que l’article 123 du traité de Lisbonne interdit à la BCE de prêter aux États. C’est pourquoi nous proposons qu’elle ne prête pas directement au gouvernement mais, dans un premier temps, à un pôle public bancaire qui rassemblerait la Caisse des dépôts, Bpifrance, La Banque postale, et d’autres institutions financières publiques ou nationalisées. Ce serait la préfiguration d’un fonds de développement européen pour les services publics.

Comment s’assurer que l’endettement français ne devienne pas incontrôlable ?

Un financement rationnel de l’économie consiste à avancer de l’argent pour réaliser tout de suite des dépenses dont les effets positifs permettront progressivement de créer plus de richesses qu’il n’en faudra pour rembourser ces avances. À horizon de cinq ou six ans, la priorité donnée au développement de l’emploi et de la formation, dans les entreprises comme dans les services publics, augmenterait la valeur ajoutée produite dans notre pays, et donc le volume de rentrées fiscales, d’un montant bien supérieur au déficit initial.

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En somme, nous voulons amorcer un cercle vertueux en créant des emplois de bonne qualité dans le secteur public et en entraînant les entreprises dans cette dynamique. 20 % de la main-d’œuvre en France n’a pas accès à de vrais emplois de qualité : aux 7 à 8 % des chômeurs, au sens du BIT, s’ajoute la même proportion de personnes coincées dans le halo du chômage, auxquelles il faut additionner les temps partiels contraints. Soit un total qui n’a jamais été inférieur à 5 millions de personnes depuis vingt ans. Or, si 20 % de la main-d’œuvre retrouve, demain, un emploi de qualité, cela augmentera d’autant la valeur ajoutée.

Cet effort dépendra à 80 % des entreprises, mais il faudra pousser ces dernières à abandonner leur obsession de la rentabilité, au profit d’une nouvelle efficacité fondée sur le développement de l’emploi et de la formation. Cela ne se fera pas du jour au lendemain et nous aurons besoin d’instaurer un rapport de force, par les luttes, par des incitations fiscales et par une nouvelle orientation des crédits bancaires. Cette voie difficile est la seule réaliste pour s’en sortir.